La Russie dans le système impérialiste mondial (Texte de la minorité)

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Décembre 2002

La prise d'otages du théâtre de Moscou par un commando tchétchène a d'abord été l'occasion pour Bush après son prédécesseur Clinton, pour Chirac après l'ex-ministre des affaires étrangères socialiste Védrine, d'exprimer leur solidarité parfaite avec la guerre menée par Poutine en Tchétchénie. Et pas plus tard que le 11 novembre dernier, c'est un sommet de l'Union Européenne qui lui délivrait un quitus. Depuis des années maintenant (et pas seulement depuis les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis), la prétendue lutte contre le terrorisme international enlève aux dirigeants des grandes puissances tout scrupule à applaudir leurs exactions respectives contre les peuples. Les crimes des dirigeants américains en Irak ou en Afghanistan blanchissent les crimes des dirigeants français au Rwanda ou en Côte d'Ivoire, et ceux des dirigeants russes en Tchétchénie - sans compter le prix qu'ils en font tous payer aux populations de leurs pays.

La guerre de Tchétchénie, en deux épisodes déjà, première campagne de 1994 à 1996, puis deuxième relancée par Poutine en octobre 1999, est ignoble. Elle a coûté déjà la mort à quelque 80 000 personnes dans la population tchétchène et 10 000 soldats russes. Elle a dévasté le pays. Les 450 000 habitants qui y vivent encore (200 000 sont réfugiés en Ingouchie voisine, entre autres) sont à la merci du quadrillage, ratissage et torture de 100 000 militaires russes.

La vérité, c'est que la Tchétchénie et le Daghestan, dans le Caucase nord, sont des régions de la Fédération de Russie auxquelles les dirigeants russes tiennent comme à la prunelle de leurs intérêts pétroliers et " géopolitiques ", face aux peuples mais aussi à ces grandes puissances capitalistes, dont la Russie rejoint le giron. Aujourd'hui, Poutine et les siens s'accrochent à cette frontière à laquelle, depuis l'éclatement de l'URSS en 1991 et l'indépendance des Républiques du Caucase sud (Géorgie, Azerbaïdjan et Arménie), la Russie a été rétrécie. Ils s'acharnent à dominer cette Tchétchénie à forte odeur de pétrole. Ses milliers de petites distilleries construites dans l'entre-deux guerres sont certainement très délabrées, mais les odeurs que dégage le sous-sol expliquent que le trust russe Rosneft ait pris 51 % des parts de Grozneftgaz, créé en novembre 2000, pour laisser les 49 % restant à l'administration tchétchène. Par ailleurs et surtout, la région est une voie de transit pétrolier. Ce qui est en jeu, c'est le contrôle des oléoducs et gazoducs exportant vers l'Occident ou le Japon l'énergie de la mer Caspienne, voire l'accès russe à cette mer. Les aspirations à l'indépendance d'un petit peuple malmené depuis des décennies ne suffisent pas à expliquer la terrible guerre dans cette région. Les appétits de nationalistes tchétchènes, aiguisés par l'ouverture du marché occidental, ont été le point de départ de leur rébellion contre Moscou. Et il n'est pas impossible que les Etats-Unis, par les bons soins de la CIA, aient utilisé des intégristes tchétchènes pour jeter leur cuiller d'huile sur le feu. Car en Tchétchénie comme ailleurs dans le Caucase ou l'Asie centrale, les Etats-Unis à la fois utilisent le rôle de gendarme de l'armée russe contre les peuples, mais n'en tentent pas moins de saisir les occasions d'affaiblir l'influence russe. En particulier de prendre pied sur ce pourtour de la Russie, économiquement mais aussi militairement comme ils le font en Asie centrale avec leurs nouvelles bases militaires, ou en Géorgie où ils ont installé en mai dernier un groupe d'instructeurs militaires, qui narguent en quelque sorte les militaires russes qui ne sont pas encore partis. Lutte antiterroriste oblige !

Malgré l'enlisement dans cette guerre qui fait aujourd'hui des morts jusqu'à Moscou, Poutine est fier de lui et des félicitations qu'il reçoit du monde occidental. En juin dernier, Bush décernait à la Russie le statut de " pays à économie de marché ", félicitation qui se veut engageante pour les investisseurs américains. Le 13 octobre, la Russie était rayée de la liste noire du blanchiment d'argent par le GAFI (Groupe d'action financière sur le blanchiment de capitaux créé par le G7 en 1999). Poutine était récompensé pour avoir lancé des enquêtes pour corruption, dont aucune pourtant n'avait abouti. A moins qu'il ne l'ait été pour son projet d'amnistie des capitaux en fuite, façon de promettre aux détenteurs russes de capitaux évadés vers des paradis fiscaux, le paradis sur place et sans confession dès lors qu'ils auraient la bonté de n'en rapatrier que le quart. La fuite aurait d'ailleurs commencé à fléchir, indépendamment de l'amnistie, passant de 27 milliards de dollars en 2000 à 17 milliards en 2001. Ce qui représente encore 17 % du montant annuel des exportations, l'équivalent du montant total des exportations de gaz, la seconde exportation du pays après le pétrole. Le total cumulé sur dix ans des capitaux évadés dépasse les 100 milliards de dollars, presque la dette extérieure de l'Etat russe dont la population fait les frais. Et si une petite partie de ces capitaux revient au bercail, c'est sous l'effet de la dévaluation du rouble qui rend leur reconversion plus avantageuse.

A la fin octobre dernier, la Banque mondiale, par la voix de son économiste en chef, a donné un verdict destiné à rassurer les investisseurs occidentaux présents et potentiels : l'économie russe irait désormais bien, ayant renoué avec la croissance. Tous les indices seraient au beau. Selon les experts, ce serait l'effet bénéfique de la crise financière et du krach boursier de 1998. Après dix années d'effondrement de la production, le PNB russe (qui avait chuté de près de 50 % entre 1991 et 1999 tandis que la production industrielle chutait de près de 60 %), aurait remonté de 5,4 % en 1999, 9 % en 2000 et 5 % en 2001. Ces chiffres sont sujets à caution, d'autant qu'ils ont été récemment revus à la hausse par l'organisme statistique d'Etat russe pour y inclure une estimation de l'économie parallèle, travail au noir et petit commerce non déclarés, qui se développent quand fond l'économie officielle et fleurit le chômage.

L'augmentation du PNB s'expliquerait d'abord par le simple effet de l'augmentation sur le marché mondial du prix du pétrole et du gaz, principales productions russes, ensuite par une augmentation de la production de biens de consommation pour compenser la baisse des importations renchéries par la dévaluation du rouble, enfin par la très forte baisse du coût de la main-d'oeuvre depuis cette dévaluation brutale de l'été 1998. Si l'on ne peut mesurer ni la portée ni la durée de la prétendue embellie, on voit effectivement qui en paie la note.

Les banques et les spéculateurs occidentaux ont réalisé de rapides bénéfices sur les emprunts de l'Etat russe dans les années 1995-1998. Ils ont tiré à temps leur épingle du jeu, et les nouveaux patrons russes ont accru leurs empires à cette occasion.

Ce fut l'opération " prêts contre actions " lancée en 1995 par Tchoubaïs, vice-premier ministre chargé de l'économie, avant de quitter son poste pour mener la campagne électorale d'Eltsine. Il s'est agi de permettre aux banques privées russes de prêter à l'Etat trop fortement endetté (et à qui la politique de stabilisation monétaire imposée par le FMI interdisait de tirer sur la planche à billets), en échange d'hypothèques sur le capital des grandes entreprises industrielles encore publiques. L'impossibilité de rembourser l'emprunt transformait ensuite les actions mises en dépôt en droits de propriété. Ainsi, ceux qui lors des privatisations de 1992 et 1994, s'étaient constitué des fortunes et avaient fait main basse sur une grande partie de l'industrie russe, et pas seulement sur des hôtels, établissements de commerce ou médias, ont profité dans un deuxième temps de la dette croissante de l'Etat russe pour s'approprier d'autres grands groupes industriels du pays. C'est ainsi que la banque Onexim (celle que dirige Potanine qui fut premier ministre) a pris entre autres le contrôle de Norilsk (le plus grand producteur mondial de nickel), de Sidanco (une compagnie pétrolière), et 25 % des actions du groupe de télécommunication Zyavinvest. De la même façon, la banque Alfa a pris le contrôle d'une entreprise pétrolière. Ce sont des exemples.

Les emprunts sous forme de bons du trésor à très court terme, notamment ces GKO émis par l'Etat russe en 1997-1998 (dont les taux sont montés jusqu'à 40 %, 60 % voire davantage pour certaines émissions et qui furent le détonateur du krach de 1998), ont été une belle source de profits pour les banques privées russes. Et pas seulement pour elles. Les banques ou fonds d'investissement occidentaux se sont jetés sur la manne de ces placements à rapport quasi immédiat, soit pour répondre aux emprunts de l'Etat russe ouverts à l'étranger, soit pour prêter à court terme aux banques russes qui, avec ces dollars, achetaient des GKO. Et si un certain nombre de banques russes se sont retrouvées en faillite ou contraintes de fusionner, absorbées par d'autres au lendemain du krach d'août 1998, les plus grosses ainsi que les principaux prêteurs occidentaux ont non seulement accumulé d'importants profits sur les émissions successives de GKO avant la dévaluation du rouble, mais ont eu le loisir de retirer le gros de leur mise à temps. Car les 4,8 milliards de dollars accordés en urgence par le FMI à la Russie en juillet 1998, pour maintenir quelques jours encore le cours du rouble par rapport au dollar (ce qui a encore accru la dette extérieure de la Russie), ont fondu en quelques jours dans une seule opération : le remboursement aux intéressés d'une grande partie des derniers emprunts en cours.

Pour n'oublier personne dans le tableau de cette crise, l'économiste Jacques Sapir ajoute que c'est une banque américaine, la Goldman Sachs (dont le secrétaire du Trésor du gouvernement Clinton, Rubin, avait été l'un des responsables), qui a guidé la mise en place de ces GKO. En juin 1998 encore, cette banque levait auprès de ses clients 1,25 milliards de dollars à placer en bons du trésor russe, et organisait pour crédibiliser l'opération une onéreuse soirée à Moscou où elle " paya 100 000 dollars à M. George Bush père pour obtenir sa présence ". En août, au moment de la dévaluation brutale du rouble, la Goldman Sachs annonça des pertes minimes. " Elle avait en effet revendu les GKO qu'elle détenait quelques semaines avant la crise ". Les liquidités offertes au dernier moment par le FMI à la Russie pour reculer l'échéance n'avait pas été perdus pour elle. Les liens profitables entre les " oligarques " (financiers de haut vol, banquiers ou magnats des pétroles), et le haut personnel politique ne sont évidemment pas une singularité du capitalisme russe encore mal dégrossi !

Les capitalistes occidentaux, s'ils ont salué la restauration bourgeoise il y a dix ans comme une ère nouvelle, ne se sont pas précipités à investir dans l'industrie russe. Plus exactement, ils ne l'ont fait que faiblement par rapport à la taille et à la richesse du pays : 4,4 milliards de dollars en 2000, 4 milliards en 2002 et un total cumulé de 18,6 milliards en dix ans contre 350 milliards d'investissements étrangers en Chine dans la même période. Les pays d'Europe centrale avec lesquels les capitalistes occidentaux avaient des relations économiques plus familières ont été davantage " aidés ".

En Russie même, mis à part les prêts spéculatifs à court terme cités plus haut, les capitalistes étrangers ont surtout investi dans les domaines jugés intéressants (pétrole, espace), ou du meilleur et plus rapide rapport (produits de consommation courante, production de tabac, commerce ou hôtels). Dans le reste de l'industrie, ils disent attendre que la situation soit assainie ou, en termes clairs, l'industrie restructurée et les " sureffectifs " et charges sociales éliminés. Cela dit, Ford vient d'inaugurer sa nouvelle usine dans la banlieue de Saint-Pétersbourg et a commencé le 3 octobre dernier à vendre ses premières voitures. Sa capacité de production annuelle de 25 000 véhicules devrait être élargie dans les années à venir pour atteindre 100 000 véhicules.

Les restructurations des industries et des services, tant attendues des nouveaux capitalistes russes et des investisseurs occidentaux et qui ont déjà fait tant de victimes dans la population laborieuse, avancent certes à la vitesse de l'escargot. En mai 2000, German Gref, peu avant qu'il ne devienne le ministre de l'Economie de Poutine, déclarait qu'entre 25 et 40 % des entreprises du pays devraient encore, dans un avenir proche, être déclarées en faillite, fermées ou restructurées. Entendez par là encore des centaines de milliers de licenciements en vue. Une étude sur la situation économique de la Russie et ses perspectives que vient de publier un organisme gouvernemental américain, rappelle que des mises en faillite d'entreprises jugées non rentables (au point de vue capitaliste) ont été reportées à plus tard (même lorsqu'elles ne fonctionnent qu'au ralenti) à cause des problèmes politiques et sociaux que poseraient les fermetures brutales. Et elle rappelle qu'aux dernières évaluations dont elle dispose, d'octobre 1999, il y avait encore en Russie 940 villes, totalisant 24 millions d'habitants, dont la population vivait essentiellement d'une seule usine. Les activités sociales, de santé ou de loisir, liées dans le passé à l'usine, devant être reprises en charge par les communes ou les régions avant toute restructuration ou fermeture. De fait, une partie de ces activités sociales est abandonnée.

Par ailleurs, le gouvernement russe a planifié la restructuration et le démantèlement en plusieurs entités indépendantes (plus adaptées aux lois de la concurrence !) des trois plus grands secteurs : la compagnie nationale d'électricité, Gazprom et les chemins de fer. La Douma a donc discuté en octobre le premier projet, celui concernant la compagnie d'électricité que dirige Tchoubaïs (pas entièrement privatisée puisque, à la différence de Gazprom, l'Etat y est encore majoritaire avec 52 % des actions). Tchoubaïs a été accusé de vouloir rééditer un coup aussi scandaleux que celui des prêts contre actions : il avait prévu de céder à un grand groupe de production d'aluminium quasiment à l'oeil, contre un prêt de 10 millions de dollars, la centrale électrique de Krasnoyarsk qui en vaut au bas mot près d'un milliard. Les grandes lignes de son projet n'en ont pas moins été adoptées par la Douma.

Dans l'industrie charbonnière, une grande partie des restructurations a déjà eu lieu. Et le prix en est exorbitant. Entre 1994 et 2001, 176 mines ont été fermées et le nombre de mineurs a été réduit de 520 000 personnes (passant de 859 600 à 339 500, soit une baisse de 61,5 %). La production, elle, n'a été réduite que de 18,8 %. Des villes, voire des régions entières sont sinistrées. La description que le gouvernement russe donne lui-même des mesures sociales qui ont accompagné ces licenciements est parlante : sur l'ensemble de ce budget social, 17,3 % ont servi au paiement des indemnités de licenciements, 25 % à des distributions gratuites de charbon aux mineurs et leurs familles, et 57,7 % au règlement des salaires en retard. Soit quelques sacs de charbon et des arriérés dévalués de salaires pour solde de tout compte ! Selon ce rapport, 12 000 familles qui habitaient des logements vétustes, voués à la démolition auraient été relogées, et 23 000 attendraient encore. Mais le maire de Vorkouta, l'ancien camp de prisonniers devenu ville minière de 180 00 habitants, où une partie des mineurs vivaient toujours dans les anciens baraquements, prend moins de gants : on a expulsé manu militari sous prétexte qu'on ne pouvait pas " continuer à maintenir l'électricité et le chauffage pour une poignée de personnes ". Ceux qui avaient mis quelques économies en roubles de côté, en banque, dans l'espoir de pouvoir émigrer ailleurs en Russie ont vu leurs économies disparaître avec la dévaluation de 1998, écrit un reportage sur Vorkouta de la revue Regard sur l'Est. Et ce ne sont pas les aides de la banque mondiale pour ouvrir un restaurant ou une boîte de nuit qui vont résoudre les problèmes.

Dans l'ensemble de la Russie, la dévaluation de la fin août 1998, qui a suivi de deux mois le krach de juin 1998, a fait chuter le niveau de vie de ceux qui avaient un tant soit peu " accumulé " en roubles, dans les banques ou caisses d'épargne, en particulier une petite bourgeoisie ou des salariés parmi les mieux payés des secteurs de services. Mais surtout, cette nouvelle dévaluation de 1998 (qui a vu le rouble perdre 60 % à 70 % de sa valeur), succédant à l'effondrement du rouble des années 1992-1993, a porté un coup dur aux plus pauvres, en épongeant en grande partie la dette de l'Etat et du patronat à leur égard, en arriérés de salaires et prestations impayés parfois depuis des mois voire une ou deux années. Une autre dette a fondu, celle des entreprises, quel que soit leur statut, à l'égard de l'Etat (sous l'effet de l'inflation sur le paiement différé de dettes exprimées en roubles non indexés), ce qui aggrave l'incurie de ce dernier à assurer les services publics - dont en premier lieu ceux de la santé et de l'éducation.

Une brochure d'experts de l'OCDE, publiée en 2001, " Fédération de Russie : crise sociale " (qui s'appuie essentiellement sur des données officielles russes), donne une idée du hold-up sur les plus pauvres. En 1998, les arriérés de pensions de retraite s'élevaient à 29 milliards de roubles. Au troisième trimestre 1999, ils avaient presque disparu. Principalement par manque d'indexation et chute brutale de la valeur réelle des pensions (perte de 40 % par rapport à leur niveau de 1991). En 1998, les arriérés de salaires s'élevaient à 88 milliards de roubles. En octobre 1999, ils étaient ramenés à 55 milliards, et moins en fin d'année. Là encore, la baisse était principalement imputable au déclin des salaires réels. En 1998, après la crise financière, le salaire moyen avait perdu près de 60 % par rapport à 1991. Les employeurs et l'Etat continuèrent néanmoins à ne pas payer les salaires en temps voulu.

Depuis le krach financier de 1998 et la dévaluation qui a suivi, ce ne sont plus les " nouveaux riches " ou " nouveaux Russes " qui font parler d'eux, mais les " nouveaux pauvres ", une nouvelle catégorie, qui ne l'étaient pas auparavant et représenteraient 40 % de l'ensemble des pauvres.

En 1997, avant le krach, 21 % de la population se situait en dessous du seuil de pauvreté (le plus faible enregistré depuis 1991, paraît-il). Avec la crise de 1998, la proportion des pauvres aurait atteint le sommet de 38 % (au début 1999). Au début 2002, selon ces statistiques américaines, pour l'essentiel tirées de données officielles russes, le pays comptait 34,8 millions de personnes, soit 24 % de la population, vivant au-dessous d'un seuil de pauvreté évalué à 60 _ par mois (établi à partir d'un " panier de la ménagère " de denrées alimentaires, biens et services fournissant la " ration calorique minimale indispensable "). Selon une enquête russe menée au quatrième trimestre de 1998, plus de la moitié de la population était alors pauvre. Et près de la moitié des pauvres eux-mêmes ne vivaient qu'avec 50 % du minimum de subsistance.

Quelle réalité recouvrent ces chiffres ? Certains journalistes ont vite fait de minimiser la misère, d'insister sur le fait " qu'en Russie, une importante économie souterraine brouille toute analyse de la pauvreté ". Les technocrates de l'OCDE évoquent les " formes alternatives de survie ". Des lopins individuels et jardins potagers sont cultivés pour assurer l'alimentation familiale (depuis 1990, leur superficie aurait doublé et connu un bond après 1998 - 10 millions d'hectares au total, dont la production fournirait à elle seule près de 50 % de la production totale). Des emplois secondaires non déclarés, parfois deux par personne, viennent compenser l'emploi officiel, surtout quand il n'est pas payé (un cinquième des actifs tirerait ses revenus de façon régulière de deux emplois au moins). Sans compter de multiples formes de troc, voire des trafics en tous genres, à la limite de la criminalité. Cette économie dite souterraine ou informelle l'est si peu qu'elle a sa place désormais dans les statistiques officielles qui l'évaluent pour 1999 à près de 30 % du PIB tandis que l'Académie nationale des sciences, de son côté, l'évalue à 45 % du PIB.

Le chômage évidemment ne cesse de croître. Le chômage officiel toucherait 13 % ou 14 % de la population active, soit presque 10 millions de travailleurs, avec des périodes de chômage qui s'allongent, mais le chômage réel serait bien plus important et concernerait 23,5 % de la population active, soit 17 millions de personnes, selon le mode de calcul du BIT. Ce qui avoisine le chiffre de 20 millions donné par des responsables syndicaux.

Comme partout, même dans les pays riches, ce ne sont pas seulement des chômeurs qui sont " pauvres ". Ce sont des retraités en grand nombre, mais aussi des travailleurs mal (ou pas) payés. Ce à quoi s'ajoutent la dégradation des conditions de travail, entre autres du fait du non entretien et non renouvellement des infrastructures (en particulier dans les mines de charbon), les entraves à la circulation des travailleurs sur le territoire depuis que Poutine a réintroduit le " passeport intérieur " (à moins d'avoir l'argent pour l'obtenir illégalement... de la police en particulier), les conditions de logement, de chauffage déplorables. Sans oublier les milliers d'enfants livrés à eux-mêmes dans les rues des grandes villes (4 500 à Moscou, 3 300 à Saint-Pétersbourg, selon le ministère de l'Education, mais 33 000 voire 50 000 à Moscou selon le ministère de l'Intérieur). D'où des situations dramatiques, surtout dans les nombreuses régions touchées par la rigueur des hivers, qui ont abouti à des flambées de colère, des quasi-émeutes, comme ce fut le cas dans la région extrême orientale de Vladivostok au début de l'année 2001.

En juillet 2001, le gouvernement de Poutine a promulgué un nouveau code du travail, entérinant les reculs sur la législation de l'époque soviétique. Temps de travail rallongé, flexibilité plus grande, plus grandes facilités pour les patrons de licencier et limitation du droit des syndicats à s'opposer à certaines catégories de licenciements, dont les licenciements économiques. Certes, le " droit du travail " ne pèse pas lourd puisque des salaires peuvent n'être pas payés en toute impunité ! Mais la nouvelle législation donne un feu vert pour licencier et précariser.

Depuis la première guerre du Golfe qui a été concomitante de l'éclatement de l'URSS, il se confirme que la politique d'intervention militaire de l'impérialisme américain, en Irak en 91, en Serbie en 1999, en Afghanistan en 2001, et vraisemblablement à nouveau en Irak, ne vise pas la seule défense des intérêts économiques et " géostratégiques " américains face aux Etats du Moyen-Orient, mais aussi face à la Russie. La disparition du bloc de l'Est a ouvert aux appétits impérialistes une nouvelle et immense zone, qui est un vaste marché potentiel mais qui déjà et surtout représente un trésor de richesses énergétiques et minières à rafler. A commencer par le pétrole. C'est une nouvelle carte et une nouvelle donne dans le jeu des rivalités capitalistes.

" Les compagnies pétrolières occidentales ont retrouvé leur appétit pour investir en Russie, alors que le climat économique s'est amélioré " écrivait le journal anglais Guardian en avril dernier. La BP venait d'annoncer son intention d'accroître sa prise de participation dans la compagnie russe Sidanco dont elle possédait déjà 10 % des actions, par le rachat de 15 % supplémentaires. Exxon et Shell annonçaient l'accroissement de leurs activités dans les îles Sakhaline, et TotalFina-Elf son alliance avec une compagnie anglaise pour le développement d'un nouveau gisement dans l'Est sibérien.

Depuis plusieurs années, les grandes compagnies pétrolières occidentales, ainsi que des représentants du FMI et du gouvernement américain, font pression pour obtenir du gouvernement russe une loi codifiant à leur plus grand avantage l'attribution d'accords de partage de la production (dits PSA dans leur jargon, selon les initiales anglaises). Il s'agit de la concession d'une part fixe de la production (pour plusieurs années voire dizaines d'années) aux compagnies participant à la prospection et à la mise en exploitation du champ gazier ou pétrolifère.

Jusqu'ici seuls Exxon-Mobil pour la prospection du champ Sakhaline-1, Shell et les compagnies japonaises Mitsui et Mitsubishi pour l'exploitation du champ Sakhakline-2, et TotalFinaElf pour l'exploitation du champ de Kharyaga (qui a commencé à produire en décembre 1999 dans la région de Timan-Pechora au Nord du cercle polaire), ont obtenu de la Russie, dans la première moitié des années 90, de telles parts de production. Mais la lutte est serrée. Ni les détenteurs russes du géant gazier Gazprom, premier producteur mondial de gaz (dont l'Etat russe possède plus de 38 % des actions mais des capitaux étrangers 10 %), ni Alekperov, le patron de Lukoil (le plus gros producteur russe de pétrole avec 20 % de la production russe, l'équivalent de la production totale de l'Algérie, et 100 000 employés), ni Khodorkovsky qui contrôle la seconde compagnie pétrolière Youkos, après avoir monté sa banque (Menatep) au début des années 1990 avec l'argent des ex-jeunesses communistes, ne sont prêts à rendre les armes devant leurs concurrents occidentaux, malgré leur besoin de capitaux pour moderniser leurs installations.

Il a fallu du temps et probablement bien des marchandages pour qu'au début 2002, la Douma assouplisse la loi précédemment adoptée sur les accords de partage de production, notamment en dispensant de TVA les compagnies qui produiraient dans ce cadre, puis au cours de l'année, dresse une première liste d'une trentaine de champs pétroliers destinés à faire l'objet de tels accords.

C'est le genre de décision qu'un Bush ou un représentant de la Banque mondiale apprécie comme un nouveau pas vers une " vraie économie de marché ", à mettre à l'actif du gouvernement de Poutine. Comme est applaudie par les journaux financiers occidentaux la constitution le 24 septembre dernier par la Compagnie pétrolière de Tyoumen (TNK, troisième grande compagnie russe), d'un Conseil de surveillance destiné à informer les investisseurs sur le fonctionnement et la stratégie du groupe, dont le bureau est constitué d'un ancien président de la BP, d'un ancien directeur de Shell, l'ancien directeur de la compagnie mexicaine Pemex et l'ancien président de la banque américaine Ex-ImBank. Quant à la compagnie russe Youkos, elle avait peu de temps auparavant nommé à la tête de son département international à Londres un ancien ministre des affaires étrangères britannique travailliste, Lord Owen.

Les enjeux au Caucase et en Asie centrale sont eux aussi bien significatifs des relations entre la Russie, ou CEI, et les puissances impérialistes, USA en tête. La réintégration de la Russie et des autres Etats de l'ex-URSS au sein du monde capitaliste les a mis sous la dépendance économique des grandes puissances occidentales, en premier lieu des USA. Bien avant la récente implantation de bases militaires américaines dans les républiques ex-soviétiques du Caucase et d'Asie Centrale, et l'arrivée de bombardiers américains sur les aéroports Ouzbeks, les pétroliers américains, britanniques ou français faisaient déjà bombance.

La BP, Exxon, Chevron, Agip-Eni ou TotalFinaElf ont des contrats d'exploitation avec la première compagnie pétrolière d'Azerbaïdjan, la compagnie d'Etat Socar. La BP est également actionnaire principal de la seconde compagnie pétrolière d'Azerbaïdjan (près de 40 % de la production). Bouygues a un contrat de construction d'installations offshore. Le plus grand champ pétrolifère du Kazakhstan, Tengiz, est exploité par la compagnie TengizChevroil, une joint-venture constituée en 1993 entre l'américain Chevron et une des compagnies d'Etat, tandis que, sous l'égide de l'italien Agip-Eni, huit compagnies européennes et américaines (BP, BG, ExxonMobil, Inpex, Phillips, Shell, Statoil, et TotalFinaElf) se sont associées au sein du consortium Agip-Kco d'exploitation du nouveau gisement de pétrole découvert en 2000 dans la partie kazakhstanaise de la mer Caspienne.

Et il ne suffit pas de produire le pétrole ou le gaz. Il faut l'acheminer, si possible sans dépendre du grand voisin du nord, la Russie, ni lui payer des royalties. Et pendant que le réseau de pipelines russe, faute d'investissements, se dégrade, que les voies passant par la Tchétchénie, l'un des noeuds de ce réseau, sont en partie inutilisables, les projets se sont multipliés de nouveaux pipelines d'acheminement des hydrocarbures de la mer Caspienne et du Kasakhstan... contournant la Russie.

Celle-ci a réagi. Le 20 octobre dernier, l'achèvement du gazoduc sous la mer Noire, construit en commun par Gazprom et la compagnie italienne ENI, qui doit permettre d'acheminer du gaz russe vers Ankara était fêté solennellement, dans le port turc de Samsun. Mais ce n'est rien en regard du pipeline Bakou-Ceyhan qui doit mener le pétrole d'Azerbaïdjan vers le port turc, en passant par la Géorgie, construit par un consortium constitué de la BP (38,2 % des parts), de la compagnie d'Etat azérie (25 %) et d'autres compagnies occidentales. Le début des travaux a été célébré le 23 septembre.

Les plus grands projets, sous l'égide des compagnies américaines sont probablement à venir, pour transporter le pétrole de la Caspienne ou de l'Asie centrale (et pourquoi pas demain de la Tchétchénie ou de la Russie) vers le golfe d'Oman à travers l'Afghanistan et le Pakistan, voie qui apparaît actuellement plus sûre que par l'Iran. Les opérations de guerre menées par les USA dans la région, en plus du contrôle du pétrole irakien, ont aussi ces enjeux-là.

Un des volets de la politique américaine est bien cette conquête de l'Est. L'impérialisme américain, suivi par ses concurrents mais néanmoins alliés européens, n'a cessé d'avancer opiniâtrement des pions sur le territoire de l'ancien " bloc soviétique ". Toute affaiblie et désorganisée qu'elle soit, la Russie (et plus largement la CEI) représente une manne de richesses minières, pétrolières, voire agricoles. Qui plus est, la Russie a pour voisine la Chine (qui s'ouvre elle aussi), dont les richesses et les marchés sont déjà davantage que des promesses pour l'impérialisme américain. Il s'agit de zones qu'il ne peut pas ne pas vouloir dominer, pour en exploiter ce qu'il pourra ou voudra, mais également pour en barrer ou régenter l'accès à d'autres.

Certes, les USA ont à l'égard de la Russie, dernière admise au " club " des grandes puissances mondiales (elle se voit décerner le numéro 8 et devrait présider le G8 en 2006), une attitude générale et officielle d'ouverture et de coopération. Qui n'enlève rien à l'âpreté des rivalités et marchandages.

Au catalogue des motifs de friction, il y a par exemple l'armement. Poutine se flatte du relèvement de la vente des armes, même si avec 4 milliards d'armement vendus par an, et la quatrième place dans le monde (derrière les USA, la Grande-Bretagne et la France), la Russie est loin des 20 milliards de dollars d'armes que l'URSS vendait dans les années 1980. Mais Bush voit d'un mauvais oeil que la Russie compte au nombre de ses clients l'Inde, la Chine et la Corée du Sud, mais pire l'Iran et la Corée du Nord. Et que Moscou ait passé avec l'Iran un marché pour la construction sur dix ans de cinq nouveaux réacteurs nucléaires, qui s'ajoutent à celui dont la construction, déjà en cours, devrait se terminer en 2003. Autre motif de friction : les relations entre Gazprom (trust russe du gaz) ou Lukoil (trust russe du pétrole) et l'Irak. Le premier a vendu à l'Irak, au cours des dernières années, pour 15 milliards de dollars d'équipements gaziers et pétroliers. Lukoil de son côté a conclu un contrat de 4 milliards de dollars pour le développement d'un champ gazier dans l'ouest irakien, ainsi qu'un plan de coopération sur cinq ans prévu dans les domaines du pétrole, de l'électricité et des chemins de fer, qui devrait rapporter quelque 40 milliards de dollars à la Russie. Qu'adviendra-t-il de tout cela, par et dans la guerre qui se prépare ? Les tractations entre compagnies américaines, anglaises, françaises, russes, etc., pour la répartition des parts de gâteau dans le futur, n'attendent pas la victoire espérée contre Saddam Hussein. Elles font très probablement le quotidien des vrais marchandages de la bourgeoisie internationale, russe incluse. Et s'ils se mènent dans l'ombre, ils sont bien plus importants pour les affaires des capitalistes que les débats à l'ONU que l'on sert au bon peuple. C'est cela que Bush et les siens négocient, en échange du ralliement à leur aventure guerrière. Et si les baisers de Bush à Poutine sont des baisers de vampire, c'est la nouvelle bourgeoisie russe qui a fait le choix, depuis plus de dix ans, de ces amours-là. Elle y trouve son compte. Ces " bureaucrates affairistes ", " barons de l'économie russe ", " oligarques ", " nouveaux riches ", " nouveaux Russes ", ou autres membres de " clans politico-financiers ", ne sont pas asexués socialement. Ils ont rallié le camp de l'impérialisme mondial, et lui ont ouvert ce qui était le plus grand pays du monde, par sa taille et son passé révolutionnaire. La misère accrue sur la planète et le nouvel interventionnisme militaire américain en sont des conséquences.

En Russie même, la population paie très cher les frasques financières des nouvelles couches dirigeantes bourgeoises et leur rôle de compradores pour des intérêts impérialistes étrangers. La vie est dure dans les villes axées autour d'une grande industrie qui part à vau-l'eau, comme dans les campagnes.

Des coups de colère, mouvements sporadiques, manifestations avec le soutien d'autres catégories de salariés, ont éclaté chez les mineurs de charbon, les enseignants non payés. En août dernier, à l'appel d'un de leurs syndicats, les mineurs sont venus manifester à Moscou. Selon des reportages de presse, rien à voir avec les manifestations de 1998, lorsque des dizaines de milliers de mineurs avaient déferlé sur la capitale, bloqué des trains. Cette fois les délégations étaient maigres, quelques syndicalistes surtout, semble-t-il, qui ont mis en avant des revendications salariales (le salaire moyen d'un mineur est de 3 000 roubles, soit 100 _), ont demandé des mesures pour protéger l'industrie minière et dénoncé les mensonges du gouvernement sur les prétendues mesures sociales d'accompagnement des restructurations minières.

Cela dit, selon les statistiques officielles concernant les journées de grève, la combativité ouvrière semble avoir décliné ces dernières années. En 1997, 6 001 000 jours de grève. En 1999, 1 790 000. En 2000, 236 000. En 2001, 25 900. Fort probablement, ces chiffres n'expriment pas la réalité du mécontentement populaire et ouvrier, ni ses manifestations sporadiques, parfois violentes. Mais force est de reconnaître que la classe ouvrière est la grande absente sur le terrain politique. Les organisations syndicales, par-delà la protestation contre les salaires et pensions impayés, semblent limiter leur intervention à une activité de gestionnaires ou de conseilleurs pour une meilleure politique d'entreprise. Aucune organisation ou parti n'émerge à l'échelle nationale, qui exprimerait la colère des classes populaires et des perspectives de lutte.

La classe ouvrière russe reste néanmoins colossale et ne manque pas d'alliés potentiels dans le monde, face à une bourgeoisie dont la seule perspective est d'avoir sa part de la curée impérialiste. Un combat très inégal, quand il aura lieu.