Russie - Lutte de clans au sommet et "modernisation" : la bureaucratie et ses contradictions

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octobre 2010

L'économie russe continue de subir de plein fouet les suites de la crise financière mondiale : les suppressions d'emplois n'ont pas cessé depuis mi-2008. Quant à l'inflation, après avoir régressé, elle est repartie de plus belle, amputant le pouvoir d'achat des travailleurs. Certes, avec la remontée des cours du pétrole, les caisses de l'État, que des injections massives dans le secteur financier avaient mises à mal en 2008-2009, ont repris des couleurs. Mais le déficit du budget reste à un niveau élevé (400 milliards de roubles, soit 61,5 milliards d'euros), en tout cas assez préoccupant pour que les autorités l'aient invoqué, en juillet dernier, comme justifiant de nouvelles mesures d'austérité : réduction de 20 % du nombre de fonctionnaires sur trois ans, abandon des mesures dites anti-crise, privatisation accrue des entreprises et de ce qui reste de services publics, héritage de la période soviétique.

Et pendant que le pays s'enfonce dans la crise, que les autorités affichent leur irresponsabilité, car elles ont contribué à cette catastrophe, et leur impuissance face à des incendies géants qui ont réduit en cendres villages et récoltes, et asphyxié Moscou cet été, les dirigeants russes, et d'abord le Premier ministre Poutine et le président Medvedev, quand ils ne s'emploient pas à se faire des crocs-en-jambe de moins en moins discrets dans la course à la présidentielle de 2012, n'ont qu'un mot à la bouche : "modernisation".

Crise, dépendance et "modernisation"

Cette modernisation censée, selon Medvedev, "créer une économie de l'intelligence à la place d'une économie primitive fondée sur les matières premières" et mettre fin à "une dépendance humiliante" vis-à-vis de l'étranger, tient à la fois de l'incantation - depuis des mois on lui consacre une profusion de discours, séminaires, forums internationaux, articles, mais les mesures concrètes se font attendre - et du fourre-tout, le mot d'ordre de la réforme étant : "il faut diversifier notre économie".

En vrac, les domaines cités par les pouvoirs publics sont les économies d'énergie, le nucléaire, les technologies spatiales, particulièrement dans leur liaison avec les télécommunications, les domaines médicaux et informationnels... Ils ont lancé un projet de Silicon Valley à la russe : un site, Skolkovo, a été retenu et l'État a prévu un financement de 260 milliards de roubles (six milliards d'euros). Il est aussi question d'assurer la couverture du pays par l'Internet haut débit et par la télévision numérique, de mettre l'accent sur les nanotechnologies - c'est à la mode - et un organisme, Rosnano, a été créé à la tête duquel on a placé Anatoli Tchoubaïs. On a les spécialistes ès-modernisation qu'on mérite : ce monsieur fut le maître d'œuvre des privatisations des années quatre-vingt-dix qui mirent l'économie russe à genoux, ce dont elle ne s'est toujours pas relevée.

Medvedev a précisé que cette "modernisation" se fixait aussi pour objectif de réduire la part du secteur public dans le PIB (produit intérieur brut) russe à 40 %, soulignant ainsi le fait que, malgré diverses vagues de privatisations, l'économie russe, quand elle continue à fonctionner, s'organise toujours principalement autour du secteur public.

Des sommes conséquentes ont été prévues, qui devraient servir à ces secteurs décrits comme prioritaires. Cet argent devrait surtout provenir de la vente d'une dizaine de conglomérats publics : le pétrolier Rosneft, le monopole des oléoducs et gazoducs Transneft, l'opérateur ferroviaire RJD, le réseau de caisses d'épargne Sberbank... L'État, dont les caisses ont été mises à mal par la crise mondiale, attend trente milliards de dollars de leur vente. Évidemment, avant même que débute la "réforme" annoncée, cela réduirait le poids du secteur public ! Encore faut-il que ces géants trouvent preneurs. Sinon, comme les dirigeants ou propriétaires des entreprises russes n'entendent pas plus aujourd'hui qu'hier investir dans la production, la "modernisation" de l'économie pourrait finir avant d'avoir débuté.

Où l'on reparle de division internationale du travail

Mi-septembre 2010, lors d'une conférence de son parti, Russie unie, Poutine déclarait :"J'entends souvent des réflexions du type : à quoi bon nous évertuer à organiser notre propre production, alors que nous pouvons tout acheter à l'étranger (...) ? Oui, on peut tout acheter en vendant du gaz et du pétrole, en réalisant même des économies. Mais (...) la désindustrialisation de la Russie conduit à une impasse." Et d'ajouter : "Faute de développer et de moderniser notre propre industrie, nous augmentons notre dépendance vis-à-vis des exportations de matières premières, (en conséquence de quoi) nous nous trouverons privés de compétences accumulées (par le passé) pour nous retrouver au bas de la pyramide de la division internationale du travail."

Cette question de l'intégration de la Russie, et avant elle de l'Union soviétique, à la division internationale du travail n'est certes pas nouvelle. Et il est piquant de la voir aujourd'hui soulevée par Poutine, représentant au sommet d'une caste - la bureaucratie d'État - dont les lointains ancêtres politiques avaient prétendu pouvoir construire le socialisme dans la seule Russie.

Mise sur le devant de la scène politique après la mort de Lénine, en 1924, l'idée du"socialisme dans un seul pays" avait été dénichée par la clique stalinienne pour les besoins de sa lutte contre les communistes fidèles au léninisme, que regroupait l'Opposition de gauche trotskyste. Cette prétendue théorie rompait avec tout ce qu'avait défendu le mouvement ouvrier révolutionnaire depuis ses origines : à savoir que le socialisme ne peut se concevoir qu'à l'échelle internationale et qu'en partant du niveau le plus élevé atteint par le système capitaliste au niveau mondial en matière de développement économique.

L'idée que la société de l'avenir puisse s'édifier dans un seul pays était une aberration réactionnaire et antiouvrière qui convenait parfaitement à Staline et à sa coterie. Car leur but n'était pas de construire le socialisme, mais de lever un drapeau dans lequel puisse se reconnaître la caste des bureaucrates qui, n'aspirant qu'à consolider leur place dominante au cœur de l'appareil du pouvoir soviétique, feraient bloc derrière la faction stalinienne contre les révolutionnaires. C'est sa domination et ses privilèges que la bureaucratie défendait ainsi : contre un possible réveil de la classe ouvrière qui, exténuée par des années de luttes et de sacrifices, s'était détournée du pouvoir qu'elle avait conquis ; mais aussi face à la bourgeoisie mondiale, que la bureaucratie espérait amadouer pour qu'elle la laisse profiter en paix de ses privilèges. Car c'est aussi à la bourgeoisie des pays impérialistes que s'adressait le slogan des staliniens : la formulation "dans un seul pays" signifiait clairement que le régime avait rompu avec la perspective d'une révolution mondiale, menaçant l'ordre impérialiste jusque dans ses citadelles, qui avait été celle de l'État ouvrier né de la révolution d'Octobre 1917.

Mais, alors que le pouvoir des soviets, sous Lénine et Trotsky, n'avait eu de cesse de chercher à rompre l'isolement que lui imposaient les puissances impérialistes, en particulier dans le domaine économique, l'URSS de Staline et de ses successeurs allait, bon gré mal gré, théoriser le fait de ne pas pouvoir profiter de la division internationale du travail. Faisant de pauvreté vertu, le stalinisme érigea l'autarcie économique en gage de succès et de progrès. Cet isolement imposé pesa aussi de tout son poids dans le sens d'un renforcement de la dictature, car il fallut une poigne de fer pour imposer à la classe ouvrière et à la paysannerie de travailler d'arrache-pied pour tenter de produire ne serait-ce qu'une petite partie de tout ce que l'URSS ne pouvait pas se procurer sur le marché mondial. Et, bien sûr, pour imposer aux classes travailleuses de devoir souvent se passer même du strict nécessaire, l'autarcie rimant avec pénurie, et cela dans bien des domaines.

Mais il est vrai que, au moins pendant les premières décennies de son existence, l'URSS enregistra toute une série de succès économiques.

Malgré son isolement imposé, elle connut un développement prodigieux, comme aucun autre pays ni avant, ni après elle. Alors que l'empire tsariste était un des pays les plus pauvres d'Europe avant 1914 et que le pays, amputé de certaines de ses régions les plus développées (Finlande, Pologne, pays baltes...), avait été ravagé par huit années de guerre (mondiale, puis civile avec l'intervention armée de quatorze puissances étrangères), l'URSS réussit non seulement à se redresser, mais à construire pratiquement de toutes pièces une industrie puissante. Mieux, seule au monde elle réussit à développer sa production et l'emploi dans une période, après 1929 et la Grande dépression, où le reste du monde s'enfonçait dans une crise du système capitaliste qui allait conduire l'humanité à une nouvelle guerre mondiale.

Cet essor économique spectaculaire de l'URSS, Trotsky le mettait au compte des acquis d'Octobre. En effet, il tenait d'abord à ce qu'avait permis l'abolition de la propriété privée des principaux moyens de production réalisée par la révolution de 1917 : il avait ainsi été possible d'éradiquer le pouvoir des classes possédantes, de concentrer les leviers de l'économie entre les mains de l'État, de planifier la mise en œuvre de la production, des structures économiques et des équipements publics. Tout en payant chèrement son isolement, c'est ainsi que l'URSS avait pu se hisser au rang de grande puissance économique. Cela non pas en "construisant le socialisme dans un seul pays", mais malgré l'horreur de la dictature, malgré la gabegie bureaucratique, fruit de l'arriération du pays, et le pillage de l'économie par des millions de bureaucrates.

Un pillage qui, de Staline à Khrouchtchev, puis Brejnev et Gorbatchev, allait prendre de telles proportions qu'il finit par étouffer le système et le pouvoir central, provoquant son éclatement en même temps que celui de l'URSS, fin 1991.

La réintégration dans le marché mondial : par la petite porte

Mais il ne suffisait pas, bien que certains le crurent dans les années quatre-vingt-dix, que les hauts dirigeants de la bureaucratie post-soviétique proclament haut et fort avoir adopté les "valeurs de la société de marché" - en faisant main basse sur celles, sonnantes et trébuchantes, des entreprises d'État soviétiques - pour que l'économie de la Russie trouve place dans la division internationale du travail à un rang qui corresponde à son développement. Car la bourgeoisie impérialiste, avec son système économique en crise chronique depuis des décennies, n'avait rien à lui offrir, sinon des comptes discrets sur lesquels les bureaucrates haut-placés, les biznesmeny et nouveaux riches russes pouvaient entasser ce qu'ils volaient en Russie.

Bien sûr, quand ils avaient le goût du risque, ou quand l'État russe leur offrait des garanties jugées suffisantes, certains capitalistes occidentaux, profitant de la suppression du monopole soviétique du commerce extérieur, sont allés directement faire leur marché sur place. En inondant la Russie de produits peu chers, et de faible qualité, pour le tout-venant des consommateurs, pour autant qu'il était solvable. En y mettant à disposition de la fine couche de riches et de très riches qui pouvaient se les offrir des produits aux standards "européens", dit-on en russe pour désigner un certain luxe. En rachetant des entreprises locales, avec la complicité rétribuée de leurs dirigeants et des autorités, avec l'intention, bien souvent, de les fermer afin de supprimer des concurrents potentiels. Parfois, comme dans l'automobile, c'était pour y faire assembler ou produire à bas coût des véhicules à destination du marché local.

Et puis, il y a le secteur des matières premières (gaz, pétrole, minerais, bois, etc.) où la Russie a été transformée en fournisseur de produits sans grande valeur ajoutée, en totale dépendance à l'égard du marché mondial, car elle ne peut ni peser sur la demande, ni fixer les prix. À cela s'ajoutent, depuis quelques années, certaines productions agricoles, notamment céréalières, dont la Russie est devenue exportatrice, au risque de provoquer des pénuries alimentaires à l'intérieur du pays, comme après les incendies de l'été qui ont détruit une partie des récoltes.

Depuis la disparition de l'URSS et du contrôle de l'État sur l'économie, la Russie a été réintégrée au marché mondial. Mais de façon marginale, subordonnée et "au bas de la pyramide de la division internationale du travail", doit constater Poutine. Cela s'est fait non seulement sans profit pour son économie, mais à ses dépens. Et quand, pour se protéger un peu, l'État russe maintient quelques barrières protectionnistes, on le lui fait payer d'une autre manière. Car les dirigeants des puissances impérialistes lui reprochent de ne pas avoir démantelé toutes ses défenses devant la pénétration de leurs marchandises et capitaux, en vertu de quoi ils tiennent la Russie à l'écart de l'Organisation mondiale du commerce, ce qui la pénalise dans ses échanges avec l'étranger. Et bien qu'elle ait fait acte de candidature à l'OMC peu après la fin de l'URSS, elle reste le seul grand pays au monde à ne pas en faire partie, alors qu'ont été satisfaites les demandes d'adhésion, pourtant plus récentes, de pays comme la Chine.

Spéculation et faiblesse des investissements productifs

Victime depuis des décennies des prélèvements de la bureaucratie, la Russie est redevenue la proie, et de bien des façons, du fonctionnement de l'économie capitaliste mondiale. Et sans même que cela se traduise par un afflux notable de capitaux étrangers. Du moins, pour ceux qui iraient vers la sphère productive.

Selon les dernières données annuelles complètes de Rosstat (service russe des statistiques), celles pour 2008, le principal pays investisseur en Russie, avec à peine 60 milliards de dollars, reste Chypre, un paradis fiscal tout proche pour les affairistes russes, qui y recyclent une partie de ce qu'ils détournent en Russie. Loin derrière Chypre, on trouve d'autres pays à la législation fiscale et financière plus ou moins accommodante : le Luxembourg, les Pays-Bas, l'Irlande ou encore les îles Vierges britanniques. Le fait que ce tout petit territoire perdu fasse sur ce terrain jeu égal - à un peu plus de huit milliards de dollars - avec la première puissance mondiale, les États-Unis, témoigne du peu de place qu'occupe la Russie aux yeux de l'Amérique. Quant au Japon, dont l'économie est au second rang mondial, il a placé encore deux fois moins d'argent en Russie que les États-Unis.

Mais sur un total de 264 milliards de dollars de capitaux placés en Russie, combien ont abouti dans la production ? Bien peu car, hormis l'industrie pétrolière - où les majors ont souvent moins investi en capital que troqué des droits de prospection-exploitation contre des transferts de technologie - ou l'assemblage automobile, l'agro-alimentaire, auxquels s'ajoutent quelques réalisations dans le transport - tels le train à grande vitesse de l'allemand Siemens sur la ligne Moscou-Saint-Pétersbourg ou la future autoroute payante entre ces deux villes qu'exploitera (si elle est construite) un consortium réunissant le groupe français Vinci et le russe N-Trans - c'est dans les services que le capital occidental est le plus présent. Autrement dit, là où l'immobilisation des fonds est la plus faible et les gains les plus rapides. Parmi ces secteurs, citons la distribution, avec Auchan, Ikea et quelques autres ; la gestion d'actifs immobiliers dans les grandes métropoles russes ; le secteur financier, où de grands groupes bancaires français et allemands ont racheté des établissements locaux. Sans oublier la spéculation financière proprement dite.

Selon les chiffres fournis par le gouvernement russe pour 2009, alors que les investissements étrangers directs (censés être productifs) ont chuté de 48 % à dix milliards de dollars, un flux de capitaux spéculatifs mondiaux a, sous forme de facilités de crédits en devises, fait exploser la dette des entreprises privées russes. Du coup, l'État a dû se précipiter à leur rescousse. Medvedev a cité le chiffre de mille milliards de roubles (23,5 milliards d'euros) déboursés par le budget fédéral en 2009 rien que pour aider une dizaine de sociétés au bord de la faillite.

La dette des entreprises vis-à-vis des financiers mondiaux atteignait ainsi 450 milliards de dollars alors que l'État n'avait en réserve que 400 milliards. Il n'est donc pas étonnant que cela ait accéléré la fuite des capitaux (130 milliards de dollars, soit la moitié des "investissements" étrangers en Russie !) hors de Russie, ce qui provoqua une diminution de près d'un tiers de la valeur du rouble.

Cette prédominance des "investissements" étrangers spéculatifs, sur fond d'entreprises qui préfèrent acheter des "produits financiers" occidentaux que d'investir à domicile, explique pourquoi la crise financière mondiale a autant affecté la Russie. Son gouvernement, qui affirme que "le pays est l'un des dix plus lourdement frappés au monde par la crise financière", dit d'ailleurs s'attendre à un recul du Produit intérieur brut de l'ordre de 8 à 10 %, plus encore que l'an dernier. Quant aux mesures annoncées par Poutine, fin 2009, qui étaient censées limiter l'afflux de capitaux spéculatifs, le gouvernement russe ne se vante pas de leur résultat éventuel. Pas plus que des quelque 80 milliards d'euros, en l'espace d'un an, que la Banque centrale a injectés dans un secteur financier russe mal en point.

Au début de sa première présidence (2000-2004), Poutine aimait à se montrer à la télévision en train d'admonester les chefs des grands groupes industrialo-financiers, qu'il enjoignait d'investir dans la production. Évidemment, cela n'a eu aucun effet, et ne pouvait pas en avoir, car si Poutine a le pouvoir d'emprisonner tel ou tel "oligarque", il n'a pas celui de forcer des centaines de milliers de bureaucrates-affairistes à cesser d'être eux-mêmes : des parasites destructeurs.

On peut le constater tous les jours, tel le quotidien d'affaires RBK qui titrait le 23 juin dernier : "Les Russes pris d'une frénésie d'achat sur l'immobilier (de luxe) britannique en prévision de la crise". Tandis que les nantis de Russie mettent comme jamais à l'abri hors du pays tout ce qu'ils peuvent en extraire, l'économie ne cesse de s'enfoncer et de régresser.

Une économie à bout de souffle

Disant devant la Douma (l'Assemblée nationale) qu'il est indispensable de "moderniser la Russie de fond en comble", Medvedev a affirmé : "Nous ne pouvons pas attendre plus longtemps (pour) lancer une modernisation de l'intégralité de nos fondements industriels. La survie de notre nation dans le monde moderne en dépend."

L'économie russe actuelle combine en effet tous les traits d'une profonde régression. D'une part, sa production a fortement reculé par rapport au niveau qu'elle avait atteint du temps de l'URSS. D'autre part, elle se trouve placée dans un état de dépendance croissante à l'égard des matières premières exportables (gaz, pétrole, bois, minerais, pierres précieuses...), donc des marchés mondiaux. Quant à son tissu industriel et à ses infrastructures, n'ayant reçu aucun investissement majeur depuis la disparition de l'URSS, ils se trouvent dans un état de délabrement avancé.

Un exemple : cet été, Saint-Pétersbourg, avec ses cinq millions d'habitants, s'est brutalement trouvé paralysé par une panne d'électricité géante. Quelques jours plus tard, une autre grande ville, Kazan, subissait le même sort. Cité dans l'hebdomadaire Argoumenty i Fakty, un responsable du Syndicat de l'électricité a expliqué que "l'équipement électrique du pays dénote une usure d'environ 80 %. Il est si vétuste que même des mesures d'urgence ne pourraient le sauver. Il faut le changer intégralement." Et il précisait : "Il y a encore dix ans, une partie de ce que payaient les usagers servait à moderniser le secteur, à construire de nouvelles lignes haute tension, etc. Maintenant, ce poste de dépenses a complètement disparu."

On a déjà entendu des propos similaires à l'occasion de l'explosion récente d'une des plus grandes centrales hydro-électriques du pays, en Sibérie. Il y a aussi ce que révèle la succession de catastrophes dans les mines, comme à Raspadskaïa en mai dernier où 90 mineurs et sauveteurs ont trouvé la mort : étant donné leur ampleur, les autorités préfèrent ne rien dire sur l'usure ou l'absence des systèmes de sécurité.

Il est révélateur d'une situation générale que, même dans l'industrie pétrolière - pourtant moins défavorisée que d'autres car elle pèse pour un quart dans les rentrées de devises du pays - on n'a construit aucune raffinerie depuis 1978. Second producteur mondial de pétrole, la Russie est de ce fait condamnée à n'exporter que du brut.

"Verticale du pouvoir" et fiefs bureaucratiques

Si l'état de l'économie russe est allé en s'aggravant de façon dramatique depuis la disparition de l'Union soviétique, la discussion autour du thème de la "modernisation" économique n'a rien de franchement nouveau dans ce pays. Elle est même récurrente au sein de la bureaucratie depuis l'époque stalinienne. Et, sans préjuger de l'avenir, force est de constater que, de Staline à aujourd'hui, toutes les tentatives de "modernisation" ou de réforme du système, en particulier économique, qu'ont tentées ou dit vouloir promouvoir les sommets de la bureaucratie, se sont brisées sur le fait que des millions de bureaucrates considéraient n'avoir aucun intérêt à de telles réformes.

Lorsqu'en 2000 Poutine parvint au faîte d'un État russe que son prédécesseur, Eltsine, avait laissé dans un état de délabrement avancé, il avait présenté comme une nécessité vitale de remettre sur pied une économie qu'une décennie de pillage effréné, suivie d'un krach des finances publiques, avait laissée exsangue. C'était même là une des justifications, pour autant qu'il se souciait d'en trouver, de sa tentative de reprise en main musclée de l'appareil de direction politique du pays.

Depuis, Poutine a rétabli ce qu'il nomme la "verticale du pouvoir". Il a, au moins provisoirement, mis un coup d'arrêt au processus de démantèlement du pays sous la pression des grands barons de la bureaucratie ayant transformé leurs régions en fiefs quasi indépendants. Encore que l'instabilité séparatiste, dont la Tchétchénie avait été la pointe avancée sous Eltsine, non seulement n'a pas cessé malgré la guerre lancée par Poutine, mais a gagné tout le Caucase.

Mais, même si sur une grande partie du territoire russe Poutine a réussi à remettre quelque ordre dans la machinerie de l'État, cela n'a guère changé la donne en matière économique. La corruption, forme la plus répandue du pillage de l'économie, et de la population, par la bureaucratie ne cesse de croître. Medvedev s'est récemment fait une spécialité de la dénoncer, présentant du même coup son prédécesseur, Poutine, comme responsable d'avoir laissé prospérer la corruption dans un système qui porte sa marque depuis dix ans.

Les campagnes de presse dirigées contre des gouverneurs ou présidents de républiques fédérées qui ont éclaté ces derniers temps, et qui faisaient toutes état de scandales de corruption à grande échelle, voire de systèmes mafieux pilotés par tel ou tel gouverneur, ne doivent évidemment rien au hasard, mais tout à la rivalité de plus en plus affichée entre Poutine et Medvedev.

C'est Poutine qui a imposé, en 2004, que les chefs des régions (les gouverneurs ou présidents des 83 " sujets" de la Fédération de Russie) ne soient plus élus par la population, mais nommés par le Kremlin. Mais cela ne signifie aucunement qu'ils allaient subitement se soumettre au Kremlin, eux qui avaient eu le temps, sous Eltsine et parfois depuis plus longtemps encore, d'affermir leur emprise sur les milliers d'hommes composant l'administration au niveau de leur région, et sur la mise en coupe réglée de cette dernière. En fait, sous Poutine, un compromis s'est établi entre le centre et les régions : pourvu que leurs chefs assurent le calme social en versant plus ou moins à temps salaires et pensions, et pourvu qu'ils reversent au centre une partie des impôts sans voler dans les caisses des subventions gouvernementales, ils ont eu carte blanche pour gérer leur fief comme ils l'entendaient.

Alors, ils ont continué à lever tribut sur les entreprises opérant dans leur juridiction, et celles-ci ont continué à payer le prix de leur tranquillité, sachant que sinon elles s'exposeraient à des mesures de fermeture ou d'expulsion sans recours possible.

Des émissions télévisées au vitriol ont pu "découvrir" que Loujkov, le maire-président de la capitale, était le "fonctionnaire" le plus riche du pays avec trente milliards de roubles déclarés l'an dernier, que sa femme, qui dirige une société de BTP, a bâti sa fortune estimée à 2,3 milliards d'euros en trustant les gros chantiers de construction de Moscou, que le clan Loujkov pratiquait le népotisme, cela fait sourire. Il n'y avait jamais "que" dix-huit ans que, élu ou nommé, Loujkov régnait sur la mairie de Moscou sans que personne, au sommet de l'État, n'envisage jusqu'alors pouvoir déboulonner celui-ci, qui faisait figure de "parrain" de tous les trafics, combines, prélèvements dans lesquels prospèrent les membres de l'appareil administratif de la capitale.

Et si, finalement, Loujkov vient d'être limogé par un décret de Medvedev précisant qu'il a "perdu la confiance" du président russe, c'est que, dans la lutte de plus en plus serrée entre les deux têtes de l'exécutif, Loujkov, trop confiant dans l'immunité dont il bénéficiait depuis deux décennies, a cru pouvoir attaquer nommément l'un des protagonistes, Medvedev.

Mais, même ce qui vient de lui arriver est finalement caractéristique des rapports de forces au sein de la bureaucratie, quand on sait que Medvedev, après avoir négocié avec Loujkov, a nommé l'adjoint de ce dernier pour assurer l'intérim. Cela se vérifie même là où les clans dirigeants de la bureaucratie régionale ont évidemment bien moins de poids que celui qui tient la capitale. Ainsi dans la république de Kalmoukie, dont le chef va passer la main après dix-sept ans au pouvoir, ou dans une autre république fédérée, le Bachkortostan, dont le président a également été mis en cause dans la presse pour prévarication, extorsion de fonds, détournement des biens de l'État, les autorités centrales ont dû composer avec le clan dirigeant la bureaucratie de chacune de ces régions. Dans le cas du Bachkortostan, c'est un fidèle du président "ripoux", et sur sa proposition, qui vient d'être promu à sa place. Et l'on pourrait multiplier de tels exemples.

Il est vrai qu'il peut y avoir des cas atypiques. Ainsi, au mois d'août, le gouverneur de la région de Kaliningrad (l'ancienne Prusse-Orientale) a été démis de ses fonctions, dit le communiqué officiel, parce que "la population ne lui fait pas confiance". Il faut croire que de ne pas avoir réussi à empêcher 10 000 personnes de manifester sans autorisation dans les rues de Kaliningrad, en conspuant sa politique, était trop grave pour que le fautif reste en place. Cela dans l'intérêt bien compris de la bureaucratie tant centrale que locale.

En attendant le déluge, les incendies

La corruption, étalée parfois dans la presse, de tel ou tel secteur de la bureaucratie n'est qu'une infime partie d'un mode de relations entre l'appareil étatique russe et toutes les sources de revenus et de privilèges. Cet appareil pléthorique, qui s'est constitué et développé en parasitant la société, n'a été que peu affecté dans son mode de fonctionnement par les bouleversements qu'a connus le pays avec la chute de l'Union soviétique. Prédateur, pillard, irresponsable il était, prédateur, pillard et irresponsable il reste. Et cela du haut en bas de la pyramide de commandement de la bureaucratie.

Les incendies de cet été en ont apporté une terrible confirmation. Des milliers de maisons ont brûlé, un million d'hectares ont été détruits par le feu, des milliers de gens en sont morts, dans les campagnes et surtout dans les villes comme Moscou où l'atmosphère était devenue irrespirable. Fatalité ? Non, il s'agissait d'une catastrophe provoquée et annoncée.

Cela parce que les zones rurales ont été dépeuplées avec la liquidation des formes soviétiques d'exploitation agricole (sovkhozes et kolkhozes). Parce que, faute de moyens matériels et humains, on a cessé d'entretenir des tourbières et forêts dont on savait qu'elles pouvaient s'embraser en cas de grosses chaleurs. Et parce que quand Poutine a promulgué son nouveau Code forestier, qui liquidait de fait le corps d'État des gardes forestiers, en faisant semblant de croire que des villages ruraux - en voie de dépeuplement et sans ressources ! - pourraient y suppléer, ou que des propriétaires privés de forêts voudraient bien prendre des mesures de protection alors que c'est le cadet de leurs soucis, des scientifiques ont, dans tous les sens du terme, crié "au feu !"

Et quand les villages brûlaient, que Moscou étouffait, il fallut des semaines avant que les Poutine, Medvedev et tout le gratin de la haute bureaucratie daignent revenir de vacances. Pour quoi faire, d'ailleurs, sinon se pavaner devant les caméras et annoncer, ici quelques subventions, là des sanctions contre tel lampiste promu bouc émissaire ?

Et puis, il y a maintenant les conséquences à long terme de ce drame. Des millions de gens qui ont été exposés aux nuages toxiques risquent de développer toutes sortes de pathologies. Sur le plan social et économique, l'addition atteint des sommets. Il y a les villages qu'il faudra reconstruire, des milliers de sans-abri à reloger, des centaines d'exploitations agricoles ou industrielles réduites en cendres, dont les salariés sont au chômage peu ou pas indemnisé. Quant aux fermiers privés, l'immense majorité n'avaient aucun contrat d'assurance et ils ne toucheront rien.

On estime entre sept et quinze milliards de dollars le montant des pertes subies par l'économie russe du fait des incendies. C'est sans compter ce que la population paie déjà par le renchérissement de certaines denrées alimentaires quand, selon les autorités, 31 % de la récolte de céréales ont disparu en fumée. Les spéculateurs s'en donnent à cœur joie : le gruau de sarrasin, qui sert à confectionner la "kacha", aliment traditionnel des pauvres, a brutalement disparu des magasins de dizaines de grandes villes. D'ici cet hiver, les experts s'attendent à ce que le pain, le lait, les pommes de terre, les légumes, les œufs augmentent de 20 % à 50 %. Cela a fait dire à un hebdomadaire populaire russe que "si, actuellement, les pauvres (un tiers de la population qui ne dispose que du minimum vital) doivent consacrer jusqu'à 60 % de leur budget à la nourriture, dans les mois qui viennent 80 % de leurs ressources risquent d'y passer."

Poutine et son autoroute, face à Medvedev en "écolo"

Et pendant que se prépare cette catastrophe sociale de grande ampleur, les clans au pouvoir affûtent leurs couteaux tout en se disputant le diplôme du meilleur "modernisateur" !

La chose, en soi, n'est guère nouvelle : dans le passé, les milieux dirigeants russes, et avant eux soviétiques, ont périodiquement annoncé de grands chantiers de "réformes" : sous Khrouchtchev à la fin des années cinquante ; sous Gorbatchev, au milieu des années quatre-vingt, avec la perestroïka ("reconstruction de fond en comble", en russe) et même sous son prédécesseur, Brejnev, avec les réformes économiques de son adjoint, Kossyguine. Des réformes dont on sait comment elles ont toutes fini aux oubliettes, dès lors que la bureaucratie dans son ensemble n'en voulait pas. Cela laisse mal augurer de cette "modernisation" dont se gargarisent les sommets dirigeants russes actuels mais dont "Tchoubaïs le privatiseur" - qui parle d'expérience - dit qu'elle ne peut réussir car "personne n'en veut pour le moment. Or, une telle demande, pour réussir, doit provenir d'un groupe social".

En fait, aujourd'hui comme hier, cette course à "l'innovation" répond à un double objectif. Celui, général, d'essayer, au nom des intérêts généraux de la bureaucratie, de secouer, sinon de faire avancer un système où la grande masse des bureaucrates estime n'avoir aucun intérêt individuel au changement. Celui, très particulier, des chefs de la bureaucratie dans leur rivalité les uns avec les autres, car se faire le chantre de la "réforme" permet de se positionner comme tourné vers l'avenir, et donc de présenter ses prédécesseurs ou rivaux comme les tenants d'un immobilisme funeste. Ainsi, au milieu des années quatre-vingt, Gorbatchev désignait l'ère de son prédécesseur, Brejnev, comme celle de la "stagnation".

Medvedev, qui avait été choisi par Poutine pour lui succéder en 2008, a-t-il depuis pris goût à la fonction présidentielle ? Ou est-ce l'équipe qu'il a constituée autour de lui qui le pousse à s'émanciper de son ex-mentor et du clan qui l'entoure ? Dans un système, celui de la bureaucratie, où le poids social, la richesse, les privilèges dépendent d'abord du pouvoir politique, chaque appareil ne peut que chercher à l'emporter sur ses pairs, pour accroître son pouvoir, le nombre de ceux sur lesquels s'exerce son autorité, de ceux qu'il peut s'attacher comme clients politiques. C'est pourquoi il était en quelque sorte inscrit d'avance que, même soigneusement choisi par Poutine pour ne pas lui porter ombrage, Medvedev finirait tôt ou tard par se dresser face à lui. Sinon contre lui.

Ce processus, qui était déjà sensible depuis des mois, s'est accéléré depuis l'été : il ne se passe plus de semaine sans que les deux clans ne cherchent à se distinguer l'un de l'autre, sinon s'affrontent.

Il y a la "modernisation" dont Medvedev répète avec insistance qu'elle ne pourra se faire que "sur des bases démocratiques", une façon de se démarquer de Poutine, dont l'autoritarisme est la marque de fabrique, aux yeux d'une partie de la petite et moyenne bourgeoisie qui aimerait profiter de sa situation sous un régime un peu moins policier. Même chose, mi-septembre, quand Poutine, dans le Valdaï, et Medvedev à Yaroslavl, ont chacun organisé son forum international concurrent sur ladite "modernisation". À Yaroslavl, Medvedev y est allé d'un couplet adressé aux électeurs auxquels Poutine reste en travers de la gorge : "Je voudrais, a-t-il déclaré, que le peuple, et pas seulement l'élite politique, soit le 'modernisateur' du pays" ajoutant que la principale difficulté réside dans le fait que "le peuple ne semble pas conscient de sa responsabilité et de son implication dans le processus politique." Mais, pour ceux qui seraient tentés d'y voir autre chose qu'une posture, voire un appel au peuple, Medvedev a tenu à mettre les points sur les "i" : la démocratie parlementaire, a-t-il dit, serait "une catastrophe pour la Russie"... Cela a dû décevoir certains commentateurs qui, en Occident, aimeraient faire passer Medvedev pour un quasi-démocrate.

Il y a aussi les attaques contre la corruption de certains gouverneurs qui, parce qu'ils ont été nommés ou confirmés par Poutine, peuvent atteindre ce dernier par ricochet. Il y a l'interdiction, décrétée par Medvedev, d'exporter des missiles russes S 300 en Iran, alors que la décision en avait été prise par Poutine.

Ce dernier réplique en se montrant dans tous les coins du pays, dans toutes les situations - aux commandes d'un avion, à bord d'une voiture populaire, dans un bateau de chasse à la baleine, avec les victimes des incendies... - possibles et imaginables, pourvu que les médias en fassent état. Et dans ses interviews, Poutine ne manque pas une occasion de faire comprendre que si Medvedev préside, celui qui décide, et qui tient les cordons de la bourse, par le biais des gros conglomérats publics où il a placé des hommes de son clan, c'est Poutine et personne d'autre.

Dernier épisode marquant en date de cette guérilla au sommet du pouvoir, mais il y en aura d'autres, l'affaire de la forêt de Khimki, en bordure du périphérique extérieur de la capitale, saccagée par le début des travaux de la future autoroute Moscou-Saint-Pétersbourg.

Depuis des mois, les écologistes, soutenus par l'extrême gauche moscovite, s'escrimaient contre ce projet sans rencontrer d'écho. En tout cas, pas dans la population de cette banlieue laborieuse qui considère généralement que construire une autoroute réduira le trafic infernal qui engorge en permanence la principale artère de la ville. Et puis, fin août, des artistes connus et une partie de la jeunesse moscovite ayant fait savoir en manifestant qu'ils voulaient sauver cette forêt, Medvedev a ordonné la suspension des travaux... qu'avait chaudement appuyés Poutine. Depuis, on a appris qu'un des proches du Premier ministre est actionnaire de la société russe co-concessionnaire de la future autoroute, que son ministre des Transports est l'ancien propriétaire de cette même entreprise et que les maires de Moscou et de Khimki sont intéressés à l'affaire, dans le domaine foncier et celui de l'immobilier commercial. Faut-il en conclure que les clients du clan Medvedev, eux, n'auraient en l'état actuel rien à y gagner ?

En tout cas, le subit souci "écologique" de Medvedev ne va pas jusqu'à faire libérer deux jeunes militants emprisonnés depuis des semaines pour avoir défendu la forêt de Khimki. Ses grandes déclarations sur les Droits de l'Homme à respecter, c'est pour la façade. Ou plutôt pour les besoins de sa rivalité avec son ex-mentor devenu concurrent.

28 septembre 2010