Autonomes et black blocs : une fausse radicalité et une impasse

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juillet-août 2018

Le mouvement de 2016 contre la loi El Khomri, puis plus récemment le mouvement initié par les cheminots et tout particulièrement la manifestation du 1er mai dernier à Paris, ont mis sur le devant de la scène ce qu’il est maintenant convenu d’appeler les black blocs.

Les black blocs ne sont pas un mouvement politique, mais une méthode d’organisation dans les manifestations : ces « blocs noirs » – ce nom leur a semble-t-il été donné par la police allemande dans les années 1980 – sont constitués de quelques dizaines ou centaines de militants, vêtus de noir et cagoulés, qui se rassemblent en tête des manifestations pour s’affronter à la police et casser du mobilier urbain ou des vitrines.

La tactique du black bloc est un des modes d’expression du courant dit autonome, issu de la mouvance anarchiste, qui n’a rien de nouveau. Ce qui l’est, en revanche, c’est son relatif développement et surtout l’attirance qu’il exerce sur une frange non négligeable de la jeunesse, du milieu syndical et d’un certain nombre de travailleurs, qui veulent y voir une perspective politique ou une méthode efficace pour se faire entendre.

L’un des symptômes de l’intérêt suscité par cette tendance est le succès grandissant, depuis le mouvement contre la loi El Khomri, de ce qui a été baptisé le « cortège de tête » : des manifestants non organisés qui choisissent de défiler devant les cortèges syndicaux. Si l’on en croit les chiffres de la police, le 1er mai 2018 il y aurait eu quelque 14 000 personnes dans ce cortège de tête. Le black bloc, à l’avant du cortège de tête, regroupait, lui, quelque 1 200 personnes plus ou moins prêtes à en découdre.

Depuis le 1er mai, cette pratique fait beaucoup discuter dans les milieux militants, politiques et syndicaux, où certains ressentent de la sympathie pour ce courant autonome et ses méthodes, le plus souvent au prétexte que « eux au moins vont à la bagarre et font de l’action directe ».

Les symptômes d’un recul

La relative radicalisation de certains jeunes, leur envie d’en découdre avec la police, leur rage, comme ils disent dans leurs publications, tout cela est évidemment compréhensible. Le cynisme et le mépris d’un Macron, la hargne avec laquelle les gouvernements successifs détruisent les conquêtes sociales du passé, la morgue d’un patronat convaincu que l’heure est venue d’en finir avec la notion même de droits sociaux, et la pourriture profonde de cette société capitaliste, tout cela suscite la révolte d’un certain nombre de jeunes et de moins jeunes, et il n’y a pas, en soi, de raison de le regretter.

De même, on peut comprendre que bien des travailleurs, dans les milieux syndicaux en particulier, ne parviennent plus à supporter les molles manifestations organisées par les centrales syndicales, où la musique assourdissante a remplacé les slogans et où l’on trouve plus facilement du mojito que de la colère revendicative. Et, par-dessus tout, bien des travailleurs désireux de résister à la vaste opération de casse sociale en cours ne voient aucune perspective dans la politique proposée par les centrales syndicales. Et ils ne peuvent pas en voir, parce qu’il n’y en a pas, et cela fait des décennies que cela dure. Dans un article daté du 27 mai dernier, le journal Le Monde a ainsi donné la parole à un certain nombre de militants syndicaux attirés « par la radicalité du cortège de tête », écrit l’auteur de l’article, qui n’a visiblement jamais rencontré une radicalité plus importante que deux abribus cassés. Un « élu CGT » explique par exemple : « Depuis les ordonnances Macron, on a beau manifester, “c’est cause toujours, tu m’intéresses”. On a l’impression que le syndicalisme ne pèse plus. Cette action directe [du black bloc] a un côté catalyseur du ras-le-bol qu’on ressent. » Ce sentiment est minoritaire – bien davantage de manifestants du 1er mai ont été choqués par les comportements des autonomes – mais il existe et se développe.

Le rôle des révolutionnaires n’est pas de faire de la sociologie et de se contenter de comprendre les motivations des uns ou des autres, qu’il s’agisse de ceux qui votent Le Pen ou de ceux qui sympathisent avec les black blocs. Il est de proposer des perspectives politiques pour changer la société. Et, de ce point de vue là, nous affirmons clairement que les méthodes d’action des autonomes, tout comme les idées politiques qui les guident, sont non seulement stériles et inefficaces, mais qu’elles sont la marque d’un profond mépris et sont, pour bien des raisons que nous voulons détailler ici, l’antithèse des idées communistes que nous défendons. Au-delà de l’agitation des quelques centaines d’excités qui vont se bagarrer avec la police en tête de manifestations, la sympathie dont ils bénéficient auprès d’un nombre grandissant de militants est un symptôme supplémentaire du recul profond qui frappe la société actuelle.

Un courant qui n’a rien de nouveau

Le courant autonome est né en Italie dans les années 1970. Marqué par les idées anarchistes libertaires, hostile à toute forme d’organisation et partisan de l’action directe dans la rue, une partie du mouvement autonome italien a théorisé la pratique du sabotage, de l’incendie, des braquages de banques pour motifs « révolutionnaires », avant d’être laminée par la police en 1979. C’est ensuite, dans les années 1980, que sont apparus les black blocs, à Berlin, à l’origine pour s’opposer à la police qui tentait de les déloger des squats qu’ils occupaient. Mais c’est à Seattle en 1999, à l’occasion d’un congrès de l’OMC, puis à Gênes en 2001, contre un sommet du G8, que les black blocs se sont fait connaître du grand public, en organisant, à quelques centaines, de violentes émeutes.

Si les black blocs n’ont refait leur apparition que tout récemment en France, en 2016 et au printemps 2018, le courant autonome n’a cessé, ces dernières années, d’agir et de faire parler de lui à travers autant d’actions apolitiques : organisation de squats, création de « zones à défendre » comme celle de Notre-Dame-des-Landes, affrontements avec la police lors de manifestations, comme celle du barrage de Sivens en octobre 2014 où Rémi Fraisse a trouvé la mort. Dans les milieux militants étudiants, le courant autonome a aujourd’hui retrouvé une certaine vigueur, conséquence presque mécanique du discrédit des partis de gauche et de la faiblesse des organisations révolutionnaires dans un milieu petit-bourgeois intellectuel où l’adhésion aux idées du Front national ne fait guère recette.

L’apologie de l’individualisme

Même s’ils cherchent surtout à se faire passer pour des cogneurs et des adeptes de la guérilla urbaine, les autonomes n’en défendent pas moins des idées politiques, qui sont exprimées dans toutes sortes de publications, comme le journal en ligne Lundi matin, de tracts et de fanzines. Beaucoup se réclament des idées défendues dans le petit ouvrage L’Insurrection qui vient, publié en 2007 sous la signature d’un mystérieux Comité invisible (et probablement dû à la plume de Julien Coupat, un des accusés du « groupe de Tarnac », en 2008).

Dans un style souvent aussi ampoulé qu’abscons, les auteurs de ces publications reprennent les vieilles idées du mouvement anarchiste contre l’organisation, la propriété, l’État, la police, mâtinées de référence au situationnisme de Guy Debord, dont personne n’a jamais bien compris de quoi il retournait. La manière dont ils présentent leurs idées prouve au moins une chose : ils ne cherchent pas à être compris du plus grand nombre, et en particulier du monde du travail. Exemple du charabia prétentieux qui caractérise ces productions, dans un tract expliquant ce qu’est le « cortège de tête » : « Nous sommes un moment, pas un mouvement, un élan commun, émancipateur, enthousiasmant, inclusif et horizontal. Nous sommes des archipels de femmes et d’hommes libres, rassemblés pour la suite du monde. Nous sommes un méta réseau, un tissu de réalité toujours plus profond, plus intense et plus étranger au spectacle politique. Nous sommes le moment d’après. »

L’Insurrection qui vient, livre de chevet de la plupart des militants autonomes, est du même tonneau. S’il est souvent bien tourné et parfois mordant dans la révolte qu’il exprime contre la société capitaliste, ce livre pose la question de la transformation de la société exactement à rebours de la théorie révolutionnaire telle qu’elle a été développée par le mouvement ouvrier depuis Marx et Engels : à la place de l’action collective des masses, l’individualisme y est érigé en principe directeur. À la place de la conscience, l’explosion spontanée. À la place du parti, « l’auto-organisation ». Dans un chapitre consacré aux AG de grévistes, l’auteur du livre écrit : « Un réflexe est, au moindre mouvement, de faire une assemblée générale et de voter. C’est une erreur. Il faut saboter toute instance de représentation. » Les participants aux mouvements étudiants de ces dernières années savent bien comment ce mot d’ordre est scrupuleusement suivi par les autonomes.

Il ne faut naturellement « rien attendre des organisations ». Quant aux préceptes concernant la vie personnelle, L’Insurrection qui vient théorise l’individualisme et le parasitisme social : « Nous admettons la nécessité de trouver de l’argent, non la nécessité de travailler. […] Devenir autonome, c’est apprendre à se battre dans la rue, à s’accaparer des maisons vides, à ne pas travailler, à s’aimer follement et à voler dans les magasins. »

On retrouve là la rhétorique de ce qu’était le mouvement anarchiste à ses débuts, des idées d’un Kropotkine, celles qui ont inspiré le personnage de Souvarine, dans Germinal d’Émile Zola, qui sabote la mine et provoque la mort de dizaines de mineurs, au prétexte que la révolution ne peut venir que de la destruction.

Avant de devenir, pour quelques années, un communiste révolutionnaire, l’écrivain et militant Victor Serge a été de ceux-là : dans ses textes des années 1900 à 1910, il utilisait la rhétorique qui est aujourd’hui celle du mouvement autonome. Loin de prôner la révolution, Serge faisait alors l’apologie de l’individualisme, qui permet à « l’élite » anarchiste de s’élever au-dessus de la mêlée : « Lorsque les socialistes viennent nous conter les mérites du “prolétariat conscient”, nous répondons : Seules des minorités d’élite composées d’individus sains aux cervelles décrassées peuvent, en vivant mieux, acheminer les hommes vers plus de bonheur. […] Passons parmi les plèbes en semant au hasard la graine des bonnes révoltes. Les minorités en qui subsiste encore de la force viendront à nous. »

Heureusement, la révolution russe a sauvé Victor Serge de ses propres idées. Ce n’est pour l’instant pas le cas pour les autonomes, qui reprennent le pire de ces idées. Les autonomes ne cherchent aujourd’hui à construire ni des organisations ni des mouvements, ni même à convaincre quiconque de quoi que ce soit : ils cherchent uniquement à « entraîner ». Du moins, pour ceux d’entre eux qui se posent des questions politiques et qui ne sont pas uniquement animés par des sentiments individualistes et par la volonté, tout simplement, de se faire plaisir. Sur un site Internet favorable aux autonomes, on trouve par exemple une significative collection d’interviews de « femmes et d’hommes de 16 à 40 ans » qui ont participé à un black bloc en 2016[1]. Pas un seul n’exprime la moindre intention militante, pas un seul ne se pose le problème des implications politiques de ses actes, positives ou négatives : cette suite de témoignages est un long étalage d’autosatisfaction et de nombrilisme ridicule sur le thème du plaisir que procure le bris de vitrines ou du sentiment de puissance ressenti. « Tu sors le marteau que tu as préalablement volé dans un magasin de bricolage. Tu es au niveau d’alerte maximum. Tout à coup, le bruit d’une vitrine qui explose – c’est un son fantastique – annonce que ça commence. Ensuite, tout s’enchaîne. Tu regardes au loin. Une cible à droite. Bientôt. Bientôt. Boum ! Tu retournes dans la foule. Moment d’apaisement. Retour dans la foule, satisfait, jusqu’à la prochaine attaque. »

Bien sûr, il y a également des participants à ces mouvements qui mettent un contenu, au moins symbolique, dans leurs actions. Que de fois a-t-on entendu, au lendemain du 1er mai 2018, des sympathisants du black bloc expliquer que celui-ci s’en était pris « aux symboles du capitalisme », à savoir un restaurant McDonald’s et du mobilier urbain Decaux ? Outre que l’on se demande bien en quoi les travailleurs précaires employés chez McDonald’s méritent de brûler vifs dans un restaurant parce que des hurluberlus ont décidé d’y jeter un cocktail Molotov, il faut tout de même une bonne dose de stupidité pour croire que détruire un abribus Decaux revient à s’attaquer au grand capital. Ne serait-ce que parce que chaque abribus détruit sera immédiatement reconstruit par Decaux, aux frais de la collectivité, ce qui permettra à la multinationale de gagner un peu plus d’argent.

Mais, de toute façon, ces motivations « politiques » sont loin d’être présentes dans la tête de tous les casseurs de vitrine. Au moins est plus lucide celui qui écrit, dans les témoignages que nous citions plus haut : « La destruction de matériel, laisser une trace de notre passage en détruisant banques, agences d’intérim et agences immobilières, me parle beaucoup plus. Et ce n’est pas tant pour les effets que ces destructions auraient sur le Capital que le sentiment de liberté, de prise sur ma vie, que cela me procure. »

En dehors des jeunes gens désœuvrés obéissant simplement à l’envie de se défouler ou de ressentir « un sentiment de liberté », il se trouve certainement aussi dans les black blocs des gens convaincus, sincèrement, de se comporter en combattants contre l’ordre établi, voire en révolutionnaires, et qui sont tellement révoltés contre la société, tellement impatients de voir les choses changer, qu’ils se disent qu’il faut prendre l’initiative et « commencer le combat » en espérant entraîner derrière eux, ou avec eux, le reste des exploités.

Il faut leur dire qu’ils se trompent. Plutôt que dire que leur violence est légitime, comme l’a fait dès le 1er mai au soir le NPA, jamais en retard quand il s’agit de caresser dans le sens du poil un mouvement qui prend un peu d’ampleur, fût-il stupide, il faut leur dire qu’elle ne sert à rien d’un point de vue social et politique, et qu’elle n’entraînera personne, parce que, quoi qu’en pensent les autonomes de tout poil, les travailleurs ne sont pas un troupeau de moutons qui, quand ils voient des gens tout casser, se mettent automatiquement à faire de même.

Une forme de violence stérile

Lorsque nous dénonçons comme stérile la violence des black blocs, ce n’est certainement pas en nous plaçant dans le camp hypocrite d’un Macron ou d’un Collomb qui ne voient, eux, aucun inconvénient à la violence quand elle est exercée par l’armée française en Afrique... ou contre les travailleurs.

Si nous discutons de la violence et de son utilisation, c’est d’un point de vue politique. Nous ne sommes pas des pacifistes : nous sommes des révolutionnaires, et nous ne concevons pas la transformation de la société sans violence, parce que nous savons que la bourgeoisie, lorsque arriveront des révolutions, défendra ses privilèges et sa propriété jusqu’au dernier souffle de ses soldats, et que la classe ouvrière devra trouver les moyens non seulement de se défendre mais de contre-attaquer.

Mais que veut dire la « violence » ? Ce n’est pas une catégorie philosophique suspendue en l’air. Il n’y a pas une violence, il y a des centaines de formes de violence différentes, qui n’ont pas le même contenu. La violence des oppresseurs et celle des opprimés ne sont pas les mêmes ; la violence individuelle et la violence des masses en lutte ne sont pas les mêmes. Un patron fusillé lors d’une révolution, cela n’a pas du tout le même sens que le patron de Renault tué d’une balle dans la tête, en 1986, par les militants d’Action directe coupés de tout mouvement social. Et du mobilier urbain brisé par une manifestation de travailleurs en colère qui jouent leur peau dans une grève contre la fermeture de leur usine n’est pas la même chose que le même mobilier urbain brisé par quelques dizaines de jeunes gens en mal de sensations fortes.

Et ajoutons que ce n’est pas le fait d’être « de masse » qui rend forcément toute violence légitime. Ici encore, tout est question de conscience. La violence de masse, quand elle se traduit par la tonte de femmes à la Libération ou un génocide au Rwanda, n’est certainement pas le signe d’une quelconque conscience de la part de ses auteurs. Et les révolutionnaires russes de 1917 ont inlassablement milité pour convaincre les masses ouvrières et paysannes de ne pas se livrer aux meurtres de vengeance et aux lynchages, crimes qui, comme écrivait Trotsky dans un ordre du jour de l’Armée rouge, « dégradent autant moralement ceux qui les perpétuent que physiquement ceux qui les subissent ».

Tout le combat des communistes révolutionnaires est d’œuvrer à la prise de conscience du maximum de travailleurs : conscience de leur exploitation, de la nécessité de s’organiser, du caractère indispensable de la révolution pour renverser l’ordre établi. C’est certainement sur ce terrain que le fossé est le plus grand entre nous et les autonomes. Eux n’ont que faire de la conscience : ce qu’ils veulent, pour les plus sincères d’entre eux du moins, c’est simplement mettre le feu à la plaine, donner l’exemple de la révolte en espérant que cela donnera l’idée à d’autres de les imiter pour aboutir au « grand incendie ». Mais, même s’ils parvenaient à leurs fins, un grand incendie n’a rien à voir avec une révolution.

Il suffit de militer un peu dans le monde réel pour savoir qu’on est loin d’une telle explosion de colère. Mais quand bien même ? Si au soir du 1er mai, par extraordinaire, des dizaines de milliers de jeunes avaient suivi l’exemple des black blocs et avaient brûlé des voitures, des magasins, et s’étaient battus toute la nuit avec la police, la question ne s’en serait pas moins posée le lendemain de savoir… quoi faire ensuite. Mai 1968 a ainsi entraîné des milliers de jeunes qui ont passé des nuits à se battre au Quartier latin et ailleurs contre la police, dans un contexte il est vrai totalement différent. Mais pour autant Mai 68 n’a pas changé la société et n’a pas été une révolution. Pour qu’une révolte devienne une révolution, il faut que les masses parviennent à un degré de conscience politique exceptionnel, conscience qui se matérialise par l’existence d’un parti révolutionnaire profondément implanté et influent. Sans ces idées, sans cette conscience des masses, sans ce parti, les révoltes ne resteront que des explosions de colère sans perspectives, et toute l’histoire montre que, dans de telles révoltes, ce ne sont jamais les révoltés qui l’emportent mais les armées au service des oppresseurs. Vouloir provoquer des révoltes sans se poser la question d’armer les exploités politiquement et physiquement, c’est la certitude de les emmener à la défaite. C’est pire que contre-productif : cela peut être criminel.

Toujours le même mépris pour les travailleurs

Lorsque les autonomes se mêlent de faire de la politique, ils défendent souvent des idées et des méthodes qui sont non seulement à l’opposé de celles que nous défendons, mais qui de plus en disent long sur leurs conceptions morales. Lors d’une assemblée générale du récent mouvement étudiant à l’université de Tolbiac, par exemple, un militant autonome a expliqué, en toute candeur et publiquement, qu’il fallait s’en prendre violemment à la police parce qu’ainsi on allait provoquer de la répression et « attirer à nous les étudiants ». Le raisonnement est vieux comme le stalinisme et comme tous ces courants qui considèrent les travailleurs ou les jeunes comme des pions que l’on peut sacrifier à sa guise. Ce type de raisonnement n’indique qu’une chose, c’est le mépris qu’ont ceux qui le tiennent pour ceux qu’ils prétendent défendre. Et il est un bon indicateur de la politique que ces gens auraient s’ils accédaient un jour au pouvoir.

Le monde qui se délite, les injustices et les abominations quotidiennes de la société capitaliste, le fait que malgré tout rien ne se passe, cela peut générer de l’impatience chez des jeunes gens révoltés ou des militants ouvriers. Mais l’impatience ne suffit pas pour accélérer les explosions sociales. Et moins encore, lorsque cette impatience conduit à tenter de précipiter les choses en espérant que l’étincelle mettra le feu aux poudres. Surtout quand il n’y a pas de poudre, c’est-à-dire pas de situation révolutionnaire. N’en déplaise aux anarchistes, ce ne sont pas les bombes posées sous les roues des voitures des nobles russes qui ont précipité l’explosion de la révolution russe. C’est la conjonction, d’une part, du lent et patient travail mené par les militants révolutionnaires bolcheviques pour implanter leurs idées dans la classe ouvrière, et d’autre part, de la maturation de la conscience des masses provoquée par le pourrissement de la société capitaliste.

Dans la période bien sombre que nous vivons, où la résignation et la démoralisation sont présentes dans tous les recoins de la société, il n’est pas surprenant qu’il y ait des gens pour qui casser un abribus ou une vitrine, voire jeter des pavés sur des policiers, soit vécu comme un exutoire. Mais on n’est pas militant révolutionnaire pour se faire plaisir, ou alors on ne sert à rien. Être militant révolutionnaire, c’est d’abord réfléchir au fonctionnement de la société, aux rapports de force, aux raisons même de la situation de recul que nous vivons, c’est essayer de comprendre les mouvements profonds, progressistes ou réactionnaires, qui traversent les sociétés. Et agir, en l’occurrence, cela ne veut pas dire agir à la place des autres, c’est-à-dire à la place des masses.

Il n’y a pas de raccourci vers la révolution. C’est peut-être frustrant, mais c’est ainsi. L’exemple des guérilleros d’Amérique du Sud ou d’Amérique centrale a montré que ceux qui ont pris le maquis pour mener la « lutte armée » n’ont jamais su, lorsqu’ils sont parvenus au pouvoir, faire autre chose que diriger l’État contre la population. Parce qu’ils en étaient déjà coupés avant même de commencer le combat, parce que leur méthode même d’action était le signe de leur profond manque de confiance dans la capacité des masses à se libérer elles-mêmes et à se diriger elles-mêmes.

C’est tout cela qu’il y a dans la fameuse devise de Marx « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Les travailleurs n’ont pas besoin de gens qui se battent à leur place, ni qui décident à leur place ce qui est bon pour eux, que ce soient des politiciens réformistes qui leur promettent de les sauver par les urnes, ou des pseudo-guérilleros urbains qui s’arrogent le droit, quand ils veulent et où ils veulent, de confisquer une manifestation ouvrière pour la transformer en combat de rue stérile. Il est frappant de ce point de vue que les autonomes, qui critiquent sans cesse les bureaucraties et les systèmes de « représentation », agissent en n’étant ni élus ni contrôlés par personne, s’érigeant en bras armé de manifestants qui non seulement ne leur ont rien demandé, mais ignorent leurs idées et jusqu’à leur visage. Finalement, ceux qui imposent cela aux travailleurs qui manifestent, sans leur demander leur avis ni leur laisser le choix, valent-ils mieux que les politiciens bourgeois et les bureaucrates syndicaux qui imposent leurs choix aux travailleurs, d’en haut ? Il s’agit simplement d’une autre forme de mépris pour les masses.

Le pourrissement continu de la société capitaliste va certainement pousser, à l’avenir, bien des jeunes vers ce faux radicalisme, qui n’est en fait que le signe d’une démoralisation et d’un manque de confiance dans la capacité des masses à changer leur sort. Et il ne serait pas surprenant que, demain, un certain nombre de ces jeunes fassent un pas de plus et expriment leur « rage » et leur nihilisme non plus à coups de marteau dans des vitrines mais avec des bombes. Le mouvement ouvrier a déjà connu bien des fois de tels reculs.

Nous continuons de penser que la seule chose utile pour espérer changer le monde, ce n’est pas d’infliger des petites piqûres de moustique à la bourgeoisie et au capitalisme, qui n’a que faire d’un magasin saccagé et d’un abribus brisé. Le radicalisme, ce n’est pas jeter un pavé sur un flic. C’est se battre pour le pouvoir aux travailleurs, l’expropriation de la bourgeoisie et l’abolition du salariat. C’est militer pour que puisse se produire la seule chose qui effraie réellement la bourgeoisie : un soulèvement conscient du monde du travail.

Préparer cela, en œuvrant à la construction d’un parti révolutionnaire communiste, reste pour nous le seul combat qui vaille d’être mené.

19 juin 2018

 

[1]     http://jefklak.org/une-pensee-pour-les-familles-des-vitrines/