L’économie des États-Unis : un système démentiel et pourrissant

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février 2020

Cet article est une traduction de la revue trotskyste américaine Class Struggle (n° 102, novembre-décembre 2019).

En juillet 2019, de nombreux reportages ont annoncé que la croissance économique en cours, débutée en juillet 2009 sur les cendres de la pire crise économique depuis celle des années 1930, a désormais dépassé en durée toutes les précédentes phases d’expansion de l’histoire du capitalisme américain. Mais ces reportages étaient trompeurs. Car elle a également la plus faible intensité de toutes. Au cours de la dernière décennie, le taux de croissance de l’économie n’a en effet atteint que la moitié de celui de la précédente phase de croissance, elle-même plutôt poussive.

En outre, dès juillet, la prétendue croissance donnait des signes d’essoufflement. Fin juillet, la Réserve fédérale américaine (la Fed) déclarait que la production industrielle était entrée officiellement en récession, autrement dit qu’elle avait baissé sans interruption depuis le début de l’année.

La plus faible croissance de l’histoire

La production industrielle a commencé à baisser pour plusieurs raisons. D’abord, les marchés intérieurs tels ceux de l’automobile ou de l’électro-ménager sont arrivés à saturation et les ventes dans ces secteurs stagnent ou reculent. À l’étranger, les plus gros marchés d’exportation, Union européenne et Asie, ne croissent plus ou sont en pleine récession. À cela s’ajoutent les guerres commerciales de Trump qui, réelles ou virtuelles, entretiennent un climat d’incertitude qui à l’évidence n’aide pas.

Le recul de l’industrie aux États-Unis y a entraîné celui d’autres secteurs et, au printemps 2019, l’investissement en capital fixe a commencé à chuter.

Les médias peuvent bien affirmer que l’industrie représente seulement une petite partie de l’économie américaine. Mais son influence s’étend bien au-delà de la production. Les marchandises irriguent toute l’économie, puisqu’il faut bien les charger dans des camions, des trains ou des bateaux, les transporter jusque dans des entrepôts, les acheminer jusque dans les commerces et les magasins, sans compter que le secteur financier se débrouille pour tirer profit de toutes les étapes des opérations.

La direction prise par l’industrie influe sur tout le reste de l’économie. Et en ce moment, elle est sur une pente descendante.

L’exploitation de la classe ouvrière s’accroît

Derrière cette très faible croissance, il y a la classe capitaliste elle-même. Elle a restauré ses profits après la récession de 2007-2008 en taillant dans les emplois, les salaires et les prestations sociales, ce qui signifie que le pouvoir d’achat de la population laborieuse s’est réduit. Les capitalistes n’ont donc pas investi dans l’économie réelle.

Pendant les dix années passées, la classe capitaliste a fait reculer le niveau de vie des travailleurs de mille et une manières. Les capitalistes ont fermé usines et ateliers dans telle région pour les réinstaller dans telle autre, dévastant au passage des villes et des régions entières. Ils ont imposé aux ouvriers d’énormes augmentations de productivité, forçant deux travailleurs à faire le travail de trois, élargissant les rangs des chômeurs tout en poussant les travailleurs restants au surmenage. Ils ont détruit des dizaines de millions d’emplois à plein temps relativement bien payés pour les remplacer par des emplois mal payés, occupés par des travailleurs en intérim, à temps partiel ou prétendument autoentrepreneurs. Et même les salaires des travailleurs en CDI à plein temps n’ont pas suivi le coût de la vie.

Tout au long de la dernière décennie, les porte-parole du gouvernement, les journalistes et les universitaires en ont fait des tonnes pour dissimuler cette offensive, en prétendant que la croissance de l’économie a amélioré les conditions de vie. Chaque mois, ils sortent une statistique du chômage qui, d’après eux, montre que le taux de chômage est tombé à un niveau historiquement bas, proclamant que la croissance de l’économie a permis de renouer avec le plein-emploi. Mais la réalité, c’est que le pourcentage de la population qui a un emploi a baissé. Aujourd’hui, il y a 7 millions de sans-emploi de plus qu’en 2007. Si le chômage bat des records, ce n’est pas à la baisse : il atteint en fait de nouveaux sommets. L’armée industrielle de réserve, comme disait Karl Marx, est en train de grandir.

Une illustration de la gravité du chômage, c’est que lorsque des sociétés annoncent des embauches, elles sont inondées de candidatures. En 2017, Delta Airlines a reçu 150 000 candidatures pour 1 200 postes disponibles de personnel navigant commercial ; en 2018, 125 000 candidatures pour 1 000 postes de plus. Tout cela alors que le salaire de départ, 25 000 dollars par an (soit 22 500 euros), n’a rien de mirobolant. Il y a plein d’anecdotes de ce genre. En août 2017, lors d’un salon de l’emploi à Baltimore, Amazon a reçu plus de 1 700 candidatures pour 60 emplois, avec des salaires proches du minimum légal. En 2013, les magasins Walmart à Washington DC ont reçu 11 000 candidatures pour 1 800 emplois.

Les médias et les experts officiels en économie glosent à propos du recul du niveau de vie. Chaque mois, ils font mine de s’étonner que les salaires n’aient pas augmenté depuis dix ans alors que règne, selon eux, le plein-emploi. Pas de hausse des salaires ? C’est le moins que l’on puisse dire ! Même selon le Bureau des statistiques du travail, les salaires hebdomadaires réels des ouvriers étaient en 2018 inférieurs de 9 % à leur montant de… 1972, presque un demi-siècle plus tôt.

Une large partie de la classe ouvrière vit au jour le jour, sans marge de sécurité. Même la Réserve fédérale, dans son Rapport sur le bien-être économique des ménages américains en 2018, constate que près de 40 % de la population ne disposent pas de 400 dollars pour faire face à « de relativement petites dépenses inattendues telles qu’une réparation automobile ou le remplacement d’un appareil électroménager cassé ».

À cause de l’augmentation du chômage et des baisses de salaire, les travailleurs ont moins d’argent pour satisfaire leurs besoins. Pour maintenir leur niveau de ventes, les capitalistes ont poussé les travailleurs à s’endetter au maximum. Cela a permis aux capitalistes de vendre plus de produits et de services, pendant un certain temps. Mais le remboursement des dettes, avec tous les intérêts et les frais qui s’y ajoutent, a poussé un nombre record de familles vers le surendettement. Actuellement, 71 millions d’adultes, soit plus de 30 % des adultes de ce pays, ont des dettes en recouvrement. C’est ainsi qu’en dix ans une part croissante de la population laborieuse a été réduite à la pauvreté.

Baisses d’impôts, cadeaux et prêts gouvernementaux

Pour continuer à enrichir la classe capitaliste aux dépens de la classe ouvrière, le gouvernement, à tous les niveaux, a gavé la classe capitaliste, à coups de baisses d’impôts, de renflouements et de prêts, l’ensemble s’élevant à des milliers de milliards de dollars.

D’abord, le gouvernement fédéral a fait de larges coupes dans l’impôt sur les grandes entreprises et dans l’impôt sur le revenu des très riches. L’administration Obama, du temps où les démocrates contrôlaient les deux Chambres du Congrès (en 2014-2015), a rendu permanentes les baisses d’impôts mises en place par Bush en 2001 et 2003, alors que les démocrates, qui étaient alors dans l’opposition, les avaient dénoncées comme des cadeaux faits aux riches. En 2017, les républicains ont adopté une baisse d’impôt de 2 000 milliards sur dix ans, dont les principaux bénéficiaires seront in fine les capitalistes et leurs grosses sociétés. Les autorités ont abaissé l’impôt sur les sociétés à un tel point qu’il est tombé à son plus bas niveau, si on le rapporte au volume total des activités économiques.

Politiciens, économistes et porte-parole gouvernementaux ont justifié les baisses d’impôts en affirmant que les capitalistes remettraient dans l’économie l’argent gagné sur les impôts. Les baisses d’impôts sont supposées stimuler l’investissement, la croissance de l’économie et la création d’emplois pour tous. Ce n’est pas le cas. Il n’y a pas de nouveaux investissements, pas de créations d’emplois. Les capitalistes ont juste empoché l’argent pour leur propre compte.

Le gouvernement a aussi offert de juteux contrats aux plus grosses entreprises d’armement, qui sont parmi les plus grandes entreprises. Ces contrats ont augmenté avec le budget de la Défense, qui n’a pas cessé de croître ces cinq dernières années. En 2019, il était aussi élevé, après prise en compte de l’inflation, qu’il l’était au milieu des années 1970[1]. Bien entendu, démocrates et républicains justifient ces dépenses d’une même voix en disant que, comme les baisses d’impôts, les dépenses militaires créent des emplois et de la croissance. En réalité, elles contribuent à diminuer le niveau de vie de la population travailleuse en réduisant les services sociaux dont elle bénéficie.

Toutes ces dépenses gouvernementales au profit des capitalistes ont généré un déficit annuel record du budget fédéral, qui devrait atteindre 1 000 milliards de dollars cette année. Ces déficits ont été creusés si rapidement qu’ils ont doublé la dette nationale en dix ans : elle est passée de 11 000 milliards en 2009 à 22 000 milliards en 2019. En raison de ces dettes, le gouvernement a payé des intérêts qui ont doublé en dix ans, pour atteindre 326 milliards de dollars, soit 8 % des dépenses fédérales. L’intérêt généré par la dette gouvernementale est une autre source intéressante de revenus pour les banques et la classe capitaliste… mais diminue encore les dépenses publiques à destination de la population.

Quant à la Réserve fédérale, elle a inondé les plus grandes banques de prêts à très bas taux d’intérêt, que les capitalistes ont utilisés pour la spéculation, pas pour l’investissement.

Tous ces cadeaux aux capitalistes, pris dans leur ensemble, ont contribué à l’érosion du niveau de vie des travailleurs. Les dépenses d’éducation et de santé ont été réduites, de même que différentes formes d’aides aux pauvres ou aux handicapés ; les dépenses liées au développement ou à la maintenance des infrastructures de transport (comme les routes et les ponts) ont été drastiquement diminuées.

De l’argent qui coule à flots

Qu’ont donc fait les entreprises de tout cet argent ?

D’abord, elles ont arrosé leurs plus gros actionnaires, la classe capitaliste. Selon William Lazonick, économiste à l’Université du Massachussets, entre 2014 et 2018 les 500 plus grosses sociétés cotées à la Bourse de New York (regroupées sous l’étiquette Standard and Poor’s 500) ont à elles toutes dépensé 106 % de leurs bénéfices soit en dividendes soit en rachat de leurs propres actions. Autrement dit, elles n’ont pas seulement vidé leurs coffres de la totalité de leurs profits, elles se sont même endettées pour verser encore plus d’argent à leurs plus gros actionnaires.

En second lieu, elles se sont servies de leur argent pour fusionner ou se racheter les unes les autres. Souvent, ces sociétés ont restructuré et dépouillé de leurs actifs les entreprises rachetées, réduit les effectifs et liquidé le reste. Les grosses sociétés se sont achetées et vendues les unes les autres à un rythme record, pour près de 2 000 milliards de dollars par an depuis 2014, chacune tentant par ce biais d’augmenter sa part de marché. Ces sommes représentent chaque année 10 % de toute l’économie des États-Unis.

En procédant ainsi, elles ont accumulé des montagnes de dettes. Les plus gigantesques des grandes entreprises, comme AT & T, Ford, Verizon, Comcast et GE, sont aussi celles qui ont le plus de dettes. AT & T s’est endettée jusqu’au cou, d’un montant estimé à 191 milliards de dollars après son rachat de Time Warner pour 85 milliards de dollars ; elle est devenue ainsi, selon Moody’s, « parmi les entreprises non financières et non étatisées, la plus endettée de toutes ».

Les sociétés financières ont exploré chaque recoin du monde des affaires, mettant la main sur tout et n’importe quoi : chaînes de magasins vendant des vêtements ou des produits pour les animaux de compagnie, réseaux de médecins, géants de l’agroalimentaire, journaux, agences immobilières, loueurs de voitures, sociétés de fast-food, fabricants de pièces détachées, etc., pour les larguer quelques années après. Les sociétés financières chargent souvent les entreprises qu’elles achètent de tellement de dettes qu’elles les poussent à la faillite. Mais, longtemps avant de s’en débarrasser, les compagnies financières et leurs investisseurs prennent toujours soin de sucer ces entreprises jusqu’au sang.

Tout cela détruit des emplois, plus de 1,3 million ces dix dernières années rien que dans le commerce, selon certaines études. Et cela détruit des villes, creusant des trous énormes dans l’économie locale. Lorsque tel magasin ou supérette ferme dans un quartier ouvrier, à la suite de la faillite d’un grand nom de la distribution, cela laisse souvent un grand vide.

Maintenant, avec le ralentissement de la croissance et la perspective imminente d’une récession globale survenant dix ans après la dernière en date, la dette des entreprises peut vite devenir un tel fardeau qu’un grand nombre d’entre elles pourraient être précipitées dans un cycle de faillites. Dans son dernier rapport sur la stabilité financière globale, le Fonds monétaire international souligne : « Au sein de huit pays parmi les plus développés, les grands groupes s’endettent de plus en plus alors que leur capacité de remboursement diminue. » En d’autres termes, les plus grandes entreprises sont en train de créer les conditions d’une nouvelle crise majeure.

Le système capitaliste est devenu si prédateur qu’il se dévore lui-même, sapant son économie et jetant les bases du prochain effondrement, qui pourrait être bien pire que celui d’il y a un peu plus de dix ans.

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Tout au long de la dernière décennie, la classe capitaliste des États-Unis est devenue plus parasitaire que jamais. Elle n’investit pas l’immense richesse qu’elle accumule. Au lieu de ça, leur course au profit mène les capitalistes à dévorer leur propre société. Cela montre à quel degré de pourriture et de dégénérescence leur système est arrivé. Les capitalistes créent eux-mêmes les conditions qui provoqueront des crises de plus en plus graves, auxquelles ils n’ont pas de solution. La société capitaliste est en bout de course.

Pourtant, l’humanité s’est dotée de la technologie et des capacités productives qui permettraient de satisfaire les besoins de chacun sur la planète, et d’atteindre de nouveaux niveaux d’épanouissement.

Ce qui est nécessaire à la classe ouvrière, la classe qui produit tout et fait fonctionner la société, c’est d’arracher le pouvoir à la classe capitaliste et de diriger la société, non pour le profit d’une toute petite minorité, mais pour les intérêts de chacun.

23 octobre 2019

 

[1]     NDLR : à l’époque de la guerre froide avec l’URSS.