Russie : un “chef” fort pour un régime qui l’est moins ?

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juin 2020

Cette année, le jour de la Victoire, qui célèbre le 9 mai la capitulation de l’Allemagne dans ce qu’on appelle, depuis le stalinisme, la Grande Guerre patriotique, aurait dû rimer avec un triomphe du président russe, Vladimir Poutine. Pour le défilé militaire sur la place Rouge, qui s’annonçait à la mesure d’un 75e anniversaire de la Victoire que les autorités voulaient grandiose, il avait obtenu la promesse de la présence à ses côtés de dirigeants et chefs d’État occidentaux. Cela devait conforter le statut retrouvé de grande puissance de la Russie et la stature internationale de son chef. Depuis des mois, c’est ce que martelait une propagande officielle omniprésente, en une débauche de patriotisme dans lequel le pays aurait dû communier.

Surtout, ce 9 mai s’inscrivait dans la foulée d’un autre événement majeur pour le régime : la « grande consultation nationale » du 22 avril. Ce référendum devait avaliser des modifications de la Constitution. La principale est que Poutine pourrait briguer la reconduction de son mandat jusqu’en 2036, ce qui ferait de lui pratiquement un président à vie, car il aurait alors 84 ans.

Sauf que le coronavirus a chamboulé ces plans. Les grands de ce monde ayant déclaré forfait pour la gigantesque parade militaire du 9 mai, elle dut être annulée. Tout comme le pouvoir avait dû accepter que le référendum ne se tienne pas le 22 avril. Même si le Kremlin avait d’abord voulu le maintenir, puis avait envisagé un scrutin dématérialisé, il y a finalement renoncé et l’a repoussé à une date pas encore fixée. Il faut dire que, la Russie étant devenue le quatrième pays au monde le plus touché par le ­Covid-19, et les mensonges comme l’état d’impréparation des autorités ayant suscité défiance et mécontentement dans la population, le Kremlin a dû estimer que le moment n’était plus vraiment le plus favorable pour essayer d’obtenir que les électeurs plébiscitent et la réforme constitutionnelle et « leur » président à vie.

Nul doute que les cercles dirigeants se seraient passés de devoir différer une réforme du mode de fonctionnement du régime taillée sur mesure pour Poutine, mais qui apparaît aussi comme le fruit d’ajustements successifs, d’hésitations et finalement d’un retournement au sommet sur cette question. En tout cas, le résultat, l’instauration d’une présidence presque sans limitation de durée, ne correspond pas à ce que Poutine déclarait, encore récemment, envisager comme organisation du régime pour l’avenir. Il avait en effet présenté, publiquement et à maintes reprises, son actuel mandat comme le dernier.

En fait, ce que les autorités cherchent à présenter comme un triomphe personnel de Poutine, que la crise sanitaire n’aurait que différé – car le Kremlin mettra tout en œuvre pour que ce référendum, s’il doit et quand il pourra se tenir, tourne au plébiscite –, révélait en même temps certaines faiblesses organiques du régime. Car, s’il semble bien qu’il ait envisagé différentes modalités pour ce qui s’annonçait comme une succession programmée, le fait qu’au final Poutine doive, et pour longtemps, se succéder à lui-même signe l’échec de deux décennies de poutinisme. Cela sonne comme un désaveu de la propagande officielle. Car celle-ci martèle depuis des années que Poutine, balayant le chaos étatique et le règne des oligarques qui avaient affaibli la présidence de son prédécesseur Eltsine, a construit un État fort. Pas assez fort en tout cas pour donner tort à l’ancien chef-adjoint de l’administration présidentielle, devenu président de la Douma, Volodine, qui affirmait en 2014, avec un sens aigu de la flatterie, sinon de l’État : « Sans Poutine, il n’y a plus de Russie. » Apparemment, c’est une conclusion que partagent nombre de ses pairs de la haute bureaucratie russe.

Passer la main tout en la gardant

C’est en mars dernier que la Cour constitutionnelle a déclaré conforme à la loi une décision de la Douma (la Chambre des députés), qui venait d’autoriser Poutine à briguer deux nouveaux mandats présidentiels. Cela venait après la comédie de la première cosmonaute et actuelle députée, Valentina Terechkova, « suppliant » en public Poutine d’accepter… de rester à la présidence !

Une mise en scène pour ce qui reste un viol des propres règles du régime, si l’on se souvient que Poutine avait expliqué qu’il ne voulait pas rempiler en 2024, car la loi le lui interdisait.

Poutine avait d’ailleurs annoncé, le 15 janvier, lors de son Adresse annuelle à l’Assemblée fédérale, qu’il voulait amender la Constitution dans la perspective réaffirmée que ce serait son ultime mandat. Il s’agissait d’assurer la stabilité du régime, une fois qu’il aurait passé le relais, en mettant en place une nouvelle architecture du pouvoir.

Il avait commencé par s’octroyer un siège de sénateur à vie et, on n’est jamais trop prudent, une totale immunité judiciaire : la même qu’il avait accordée à Eltsine en lui succédant. Une façon d’institutionnaliser le fait que, dans la Russie post-­soviétique, celui qui a été le chef de ce régime de bandits doit rester intouchable. En outre, il accordait au Conseil d’État un droit de regard sur les décisions du futur nouveau président, tout en renforçant les pouvoirs du Parlement.

Cela avait tout l’air d’un démontage, même partiel, du système de direction que Poutine n’avait eu de cesse de renforcer en concentrant toujours plus de pouvoir entre ses mains. En fait, tout en se préparant à quitter la présidence, il se faisait sacrer faiseur et défaiseur, sinon de rois, du moins de présidents et premiers ministres… Parrain tout-puissant du régime, il pouvait laisser sur le devant de la scène des personnages à sa main.

À moindre échelle, c’est ce qu’il avait fait en 2008, après ses deux premiers mandats. Affectant de respecter l’interdiction constitutionnelle d’un troisième mandat consécutif, il avait installé son Premier ministre, Medvedev, dans son fauteuil, mais sans rien lui céder de son pouvoir. Puis, en 2012, Poutine reprit son titre. Et pour plus longtemps, car la Constitution, amendée à son intention, avait porté le mandat présidentiel à six ans. Mais toujours avec l’interdiction de plus de deux mandats consécutifs. C’est ce verrou qui a sauté avec le coup de théâtre qui a ouvert à Poutine la voie d’une présidence sans réelle limitation de durée.

Une fois la chose avalisée par la Cour constitutionnelle, il restait à la faire plébisciter.

Recettes pour un plébiscite

Alors, afin de convaincre la population que, ayant de la chance d’avoir un aussi « bon tsar », elle doit le garder, la Constitution a été amendée d’ajouts sociaux : l’indexation des retraites, un salaire minimum non inférieur au minimum vital, la révision annuelle des pensions et aides sociales, leur indexation sur l’inflation… Toutes choses que les médias ont bruyamment applaudies, alors qu’elles existent déjà plus ou moins dans la loi. Mais elles peuvent bien être réaffirmées par la Constitution, cela n’aura aucun poids face aux conséquences sociales et à l’aggravation de la crise économique que la crise sanitaire a déjà commencé à entraîner : fermetures d’usines, licenciements nombreux, réduction des salaires, renchérissement du prix des denrées de première nécessité, notamment.

Un bric-à-brac d’autres amendements à la Constitution a suivi, afin de ratisser large dans toutes les couches de la société, Poutine étant censé faire écho à leurs préoccupations. On a donc glorifié le nationalisme russe dans sa version tsariste comme dans sa variante stalinienne, on a répété l’interdiction du mariage homosexuel… sans oublier les religieux, surtout la hiérarchie orthodoxe, qui est redevenue le pilier idéologique du régime. Le texte de la Constitution a donc été modifié pour affirmer : « La Russie […] préserve la mémoire de nos ancêtres qui nous ont transmis [leur] foi en Dieu. »

Lors du référendum, s’il se tient, cela vaudra-t-il à Poutine les voix, sinon la ferveur de « son peuple » ? En tout cas, c’est le but recherché : donner le maximum de légitimité populaire au « chef », clé de voûte du régime.

Un régime musclé et ses faiblesses

Le problème n’est pas nouveau, loin de là. Car, tout en représentant les intérêts exclusifs des nantis de Russie, le régime actuel, successeur de celui de la bureaucratie stalino-brejnevienne, en a hérité certains traits. Notamment l’impossibilité de s’appuyer sur une classe possédante nombreuse, puissante, comme la bourgeoisie l’est en Occident à la fois du fait qu’elle détient le capital, moteur de l’économie, et de par les liens qu’elle a su tisser au fil du temps dans toutes les strates de la société.

Le régime de la bureaucratie post-soviétique s’est efforcé avec Poutine de pallier cette fragilité et l’instabilité du pouvoir qui en avait découlé, à la chute de l’Union soviétique, sous Eltsine. Pour cela, il a recommencé à concentrer les leviers de commande et de décision entre les mains d’un seul homme. C’est ce qu’il a appelé rétablir la « verticale du pouvoir » dans une « démocratie administrée ».

Ce régime fort, ou se voulant tel, Poutine en est le centre et l’incarnation depuis vingt ans.

Le centre, en ce sens qu’il a su trouver et maintenir un certain équilibre entre les clans et factions d’une haute bureaucratie qui rivalise autour du pouvoir ; qu’il a su s’en faire admettre comme l’arbitre. Lui, l’homme des « organes de force » (l’armée, la police, le renseignement, les douanes…), a su ménager les autres branches d’un appareil étatique pléthorique sur lequel le pouvoir sait pouvoir s’appuyer car il en défend les intérêts.

Si Poutine est l’incarnation de ce régime, c’est que, depuis vingt ans, il remplit son rôle de protecteur des intérêts d’une bureaucratie d’État vorace, corrompue, affairiste, avec ses millions de membres qui tirent leurs privilèges de l’exercice d’une parcelle du pouvoir et de l’accès à diverses sources d’enrichissement que cela permet.

Et il est probable que ce consensus autour de sa personne au sein de la caste dirigeante et privilégiée a pesé lourd dans les hésitations et revirements de ces derniers mois sur la réforme des institutions au sommet, les solutions envisagées qui s’accommodaient d’un certain retrait officiel de Poutine n’ayant pas convaincu, au moins dans les hautes sphères de la bureaucratie d’État et/ou d’affaires.

Car, si les soubresauts de la crise mondiale ont affaibli l’économie russe et ralenti les exportations de gaz et de pétrole, donc réduit le flot de devises que peuvent se partager les dirigeants, les nantis et autres privilégiés proches de l’appareil d’État, ceux-ci n’ont trouvé personne au sommet sachant aussi bien que Poutine leur assurer une relative stabilité sociale. Et d’abord, éviter que leur position soit remise en cause par la population, sinon par des mouvements sociaux impliquant la classe ouvrière, comme on en a vu réapparaître ces derniers mois.

Poutine s’est récemment débarrassé de Medvedev, qui lui servait de Premier ministre fusible depuis quinze ans. En lui reprochant de n’avoir pas su améliorer le sort des classes populaires, il a voulu s’exonérer de ce qui a fait monter la contestation sociale : les attaques répétées du pouvoir contre le niveau de vie des travailleurs.

Ces attaques vont se généraliser et changer d’échelle avec la brutale aggravation de la crise économique mondiale et ses répercussions en Russie. Pas sûr alors que les traits bonapartistes revendiqués du régime poutinien lui soient d’un grand secours, ni aux bureaucrates et au patronat russe dans leur sillage, s’il se produit une explosion sociale ; et si, et il faut le souhaiter, il se trouve des militants et des organisations communistes révolutionnaires pour aider la classe ouvrière, lui apporter la conscience des enjeux d’une lutte qui dépasse amplement les limites de la seule Russie.

12 mai 2020