Le gouvernement Modi, la crise et le Covid

Print
février 2021

Le texte ci-dessous est adapté d’un article de la revue Class Struggle (n° 111, hiver 2020), éditée par le groupe trotskyste britannique Workers’ Fight.

Le 29 novembre 2020, lorsque cet article était mis sous presse, l’Inde enregistrait près de 10 millions de cas de Covid-19, juste derrière les États-Unis, où le nombre de personnes contaminées est le plus important au monde. Pour ce qui est du nombre de victimes, l’Inde arrivait en troisième position (avec 136 696 morts), derrière les États-Unis et le Brésil[1]. Et les chiffres augmentent rapidement : le 12 novembre 2020, la moitié des nouveaux cas enregistrés en Asie l’étaient en Inde. Cependant, le dépistage y demeure l’un des plus bas au monde. De fait, des enquêtes récentes sur les analyses sérologiques indiquaient que pour chaque cas de contamination identifié, entre 80 et 130 cas passaient sous les radars.

Cela dit, si on s’en tient aux chiffres officiels, l’Inde présente l’un des taux de mortalité les plus faibles au monde, à savoir 10,07 pour 100 000 habitants, valeur très basse par rapport aux 86,7 du Royaume-Uni et aux 80,95 des États-Unis. Mais là, encore, il s’agit d’une sous-estimation. En Inde, la cause du décès n’est précisée officiellement que dans 22 % des cas. De plus, aucun des États qui constituent l’Inde n’enregistre les décès dont la cause présumée est le Covid-19. Le virus s’est dernièrement propagé aux zones rurales, lesquelles manquent pour ainsi dire totalement des infrastructures sanitaires minimales qui existent dans les villes, ce qui accroît la sous-estimation.

Les travailleurs de la santé, qui continuent de travailler trop longtemps et d’avoir la charge d’un trop grand nombre de patients, ont été les premiers sur le front. Mais il est impossible de connaître l’impact de la crise sur eux, car l’État central ne tient même pas de registre de leurs décès. Qui plus est, l’infrastructure sanitaire tout à fait inadaptée et largement privatisée demeure incapable de faire face à la pandémie. Des patients ayant contracté le Covid-19 sont décédés dans des hôpitaux faute d’avoir été oxygénés. Bien entendu, les riches peuvent s’offrir une hospitalisation en section privée, à des prix astronomiques, et avoir ainsi accès à des respirateurs.

En fait, la part des dépenses de santé dans le PIB de l’Inde dépasse à peine 1 %, soit l’un des niveaux les plus bas au monde. Avant la pandémie, le pays manquait de 600 000 médecins et de deux millions d’infirmières. Autrement dit, les patients qui avaient la chance d’être hospitalisés ne recevaient déjà que des soins limités.

La première réponse du gouvernement Modi à la pandémie, lorsque le nombre de cas atteignit 500, fut de décider un confinement à l’échelle du pays. Non seulement cette mesure eut des effets catastrophiques sur les millions de vies de travailleurs […] mais elle entraîna une augmentation des taux de contamination qui s’est poursuivie lorsque les restrictions furent progressivement levées. Fin novembre, les contaminations s’accéléraient de nouveau dans de nombreuses parties du pays, dont la capitale New Delhi[2].

L’exception du Kerala

Le Kerala a été le seul État de l’Inde qui soit parvenu à maîtriser la pandémie. Sur une population de 36 millions d’habitants, il n’avait eu à déplorer au 24 novembre que 2 071 morts du Covid. Le taux de mortalité des personnes testées positives s’inscrivait à 0,35 % en octobre, soit l’un des plus bas du pays.

Ces chiffres ne s’expliquent pas par le fait que le Kerala est plus riche que les autres États de l’Union indienne. C’est même le contraire : son revenu par habitant est inférieur à la moyenne nationale. De plus, il fait partie des premiers États à avoir été exposés au virus, et ce de manière disproportionnée, du fait du retour au Kerala d’un demi-million d’étudiants et de travailleurs migrants majoritairement revenus de pays du Golfe et d’autres régions de l’Inde (quelque 17 % de la population active kéralaise travaille en dehors de cet État). Enfin, il présente une proportion relativement élevée de personnes âgées, lesquelles ont d’autres affections, et une densité de population plus élevée que les États voisins – dont certains ont enregistré plus de cinq fois plus de décès.

Mais ce qui caractérise surtout le Kerala, c’est qu’il peut se targuer de posséder le système de santé le plus robuste du pays, avec un réseau étendu de centres de soins et de travailleurs de la santé dans la plupart des villes et des villages. Les responsables de la santé publique ont tiré les leçons de la propagation du virus Nipah en 2018, qu’ils étaient également parvenus à maîtriser efficacement. Face au Covid, le système de santé a été préparé : des directives ont été élaborées en janvier, soit avant même que la pandémie ne frappe le pays. Un système efficace de centres de soins pour les patients Covid a été mis en place sur tout le territoire de l’État, comprenant des structures institutionnelles destinées aux mises en quarantaine et un dispositif efficace de traçage des contacts. L’État du Kerala a aussi réussi à mobiliser localement une armée de travailleurs de la santé volontaires et à les intégrer dans les effectifs et les réseaux des programmes de santé locaux. Il a également mis en place 15 541 camps d’accueil et refuges pour travailleurs migrants, soit plus de la moitié des 22 567 camps mis en place dans le reste du pays.

La principale raison qui explique tout cela, c’est sans doute que depuis plus d’un ­demi-siècle, les exécutifs locaux et le gouvernement du Kerala ont mis en œuvre des politiques visant à améliorer la condition des pauvres, largement sous l’influence du Parti communiste d’Inde (Communist Party of India, CPI) et du Parti communiste d’Inde (marxiste) (CPI (M)). Ce sont également ces partis qui ont augmenté les salaires des travailleurs, ont accompli une réforme agraire et ont porté l’alphabétisation à un taux supérieur à 90 %, le plus élevé en Inde. Tout cela a favorisé à la fois la santé et la nutrition de la population, la mise en place de réseaux d’aide sociale plus forts qu’ailleurs en Inde et une meilleure compréhension, et par conséquent un meilleur respect des consignes données par le gouvernement (ce dernier point est aussi lié à la présence au Kerala d’un puissant mouvement associatif populaire de diffusion du savoir scientifique qui est associé au PC). Bien sûr, ce n’est pas ce qu’écrivirent des publications comme l’hebdomadaire patronal britannique The Economist, qui s’émerveilla en avril de la manière dont le Kerala avait maîtrisé le Covid. Mais cela montre bien qu’un réseau de soins primaires fonctionnant bien au niveau local est le principal élément nécessaire pour contrer une pandémie.

Le confinement national et la classe ouvrière

L’annonce soudaine par Modi, le 24 mars 2020, d’un confinement national total, sans aucune préparation, a entraîné un chaos généralisé et a eu des conséquences catastrophiques pour la classe ouvrière. Ce confinement a été mis en place en quatre heures et a donné lieu, fait sans précédent, à la fermeture totale de la société des chemins de fer indiens. Les entreprises en profitèrent pour ne pas payer les salaires pendant trois mois. Des travailleurs se retrouvaient soudain sans argent pour payer le loyer, la nourriture ou les médicaments. Contrairement à ce qui s’est passé dans les pays riches d’Europe, il n’y eut pas de programmes de chômage partiel. Les travailleurs les plus durement touchés furent les travailleurs migrants (plus de 100 millions), qui furent confinés dans des zones industrielles et urbaines sans moyens pour survivre, à des centaines de kilomètres de leurs villages. Ils tentèrent de rentrer chez eux par tous les moyens. D’après les chiffres du gouvernement, ils furent plus de 10 millions à retourner dans leur village entre mars et mai, soit presque autant que lors des déplacements de populations entraînés par la partition de l’Inde en 1947.

Les gares routières et ferroviaires de villes comme Delhi ou Bombay virent des centaines de milliers de travailleurs se ruer sur le dernier car ou le dernier train pour rentrer chez eux. Ces situations, créant de véritables incubateurs pour le virus, furent répétées à chaque fois que le confinement fut étendu. Une fois que les transports publics cessèrent de fonctionner, les travailleurs risquèrent leur vie pour rentrer chez eux, à pied, à vélo ou en autostop pour parcourir des centaines de kilomètres sous la chaleur de l’été. Comme ce groupe de 18 travailleurs qui embarquèrent dans un camion-malaxeur et se cachèrent dans la bétonnière pour se rendre de Bombay en Uttar Pradesh. Ou encore ces 15 travailleurs sidérurgistes qui furent écrasés par un train près de la ville d’Aurangabad, alors qu’ils se reposaient après avoir marché le long des voies pour éviter de se faire harceler par la police sur les autoroutes. Les conditions dans lesquelles ces déplacements eurent lieu étaient telles que l’on estime qu’il y eut un millier de morts.

Dès le premier jour, les patrons redoutèrent les déplacements de travailleurs et la pénurie de main-d’œuvre à laquelle ils seraient confrontés lorsque les usines rouvriraient. À Manesar, zone industrielle située près de Delhi surnommée la Detroit de l’Inde du fait de sa concentration en usines de l’industrie automobile, la Central Industrial Security Force (CISF), force de police créée par l’État central pour protéger les sites industriels, arrêta tous les travailleurs qui portaient un sac à dos sous le prétexte que cela pouvait indiquer qu’ils envisageaient de retourner dans leurs villages ! Dans de nombreux endroits, la police ordonna à des travailleurs qui retournaient à pied vers leurs villages d’origine de monter dans des bus qui les y conduiraient… et qui les ramenèrent vers les zones industrielles qu’ils avaient quittées ! Parfois, la police fit usage de la violence pour contraindre les travailleurs à revenir sur leurs pas. La Confederation of Indian Industry, qui fédère le patronat indien, exigea même que la loi contraigne les travailleurs à retourner à leur poste.

La colère des travailleurs face à ces mesures explosa dans les rues de nombreuses régions industrielles du pays, notamment du 2 au 4 mai, juste après que Modi eut annoncé à la télévision que le confinement serait prolongé. Dans la ville de Surat, située dans l’État du Gujarat, des milliers de travailleurs se rassemblèrent pour exiger d’être ramenés chez eux et de ne pas être contraints de reprendre le travail. Des travailleurs du textile et de l’industrie du diamant brisèrent des vitres, renversèrent des voitures en stationnement, saccagèrent des Bourses au diamant et s’en prirent à la police. De nombreux mouvements de protestation plus modestes éclatèrent à Chennai[3] : les travailleurs du bâtiment descendirent dans la rue pour revendiquer que le gouvernement organise leur retour chez eux. Au Rajasthan, 2 500 travailleurs d’une cimenterie lancèrent des pierres sur les policiers et s’en prirent à l’usine. Des protestations eurent lieu dans des villes, des communes et des zones industrielles de 21 des 36 États fédérés et territoires de l’Union, des villes de Bangalore et d’Hyderabad au territoire de Delhi et à l’État de Jammu, en passant par l’État du Madhya Pradesh.

Ce furent ces démonstrations qui contraignirent le gouvernement central et les gouvernements des États à mettre en place des trains spéciaux pour rapatrier les travailleurs dans leur région d’origine. Mais même sur ce point, la bourgeoisie tenta d’intervenir. Ainsi, après s’être entretenu avec les représentants de la confédération nationale des associations de promoteurs immobiliers, le premier ministre de l’État du Karnataka supprima dix de ces trains ! Les conditions de transport dans les trains qui circulèrent effectivement furent épouvantables : le gouvernement lui-même admit que 97 personnes y décédèrent, du fait que ni nourriture ni eau n’étaient disponibles alors que les voyages étaient très longs. Et surtout du fait que les trains de marchandises, qui étaient plus intéressants pour le patronat, avaient la priorité sur les voies.

Mais bien évidemment, les travailleurs qui parvinrent à rejoindre leur village n’avaient pas pour autant une solution durable : ils n’avaient plus d’activité rémunérée et il leur était difficile de bénéficier d’allocations. L’unique système existant était celui mis en place par la loi de 2008 sur la garantie de l’emploi dans les zones rurales (National Rural Employment Guarantee Act, NREGA), laquelle garantit 100 jours de travail par an rémunérés au salaire minimum, soit 200 roupies (environ 2,25 euros) par jour. D’après les chiffres officiels, le nombre de travailleurs enregistrés sous ce régime augmenta de plus de 150 % dans un grand nombre d’États depuis le confinement, et pas moins de 15 millions de travailleurs virent leur demande d’assujettissement d’accès à ce régime refusée. Après la fin du confinement, le 1er juin, les travailleurs ont commencé à retourner dans les grandes villes, mais la contraction de l’économie, qui a été sans précédent (moins 23,9 % entre avril et juin 2020), signifie qu’il est difficile de retrouver un emploi. Beaucoup d’entreprises ont licencié les travailleurs en leur absence, et nombreux sont ceux qui découvrent à présent qu’ils n’ont plus d’emploi.

Cependant, la situation de ceux qui étaient restés dans les villes et reprirent le travail quand les usines rouvrirent n’était guère meilleure. En août, la pression à redémarrer la production sans prendre les mesures de sécurité nécessaires avait déjà entraîné officiellement plus de 30 accidents du travail mortels, faisant plus de 75 morts et plus de 100 blessés.

Le gouvernement préfère ne pas communiquer de données sur la propagation du virus dans les zones industrielles, mais celles-ci sont d’importants foyers de contamination. Durant le confinement, il décida que les transports, l’extraction minière et la métallurgie étaient essentiels, et des milliers de travailleurs se retrouvèrent rassemblés dans ces branches. Certaines compagnies minières allèrent jusqu’à menacer leurs travailleurs de licenciement s’ils ne se présentaient pas sur le lieu de travail. Mais même après la fin du confinement, des cas se sont déclarés notamment dans les entreprises Maruti, Bosch et Oppo, que les patrons ont délibérément ignorés pour ne pas compromettre leurs profits. Ainsi, le 26 juin, Bajaj, entreprise de 8 000 travailleurs qui fabriquent des motos dans l’État du Maharashtra, à l’ouest du pays, avait enregistré 140 contaminations et deux décès. Au lieu d’arrêter la production pour freiner la propagation du virus, la direction envoya un courrier aux travailleurs qui restaient chez eux pour se protéger, les menaçant de ne plus leur verser de salaire. Comme on pouvait s’y attendre, en une dizaine de jours, le nombre de contaminations passa à plus de 250, et le nombre de morts du Covid à 5. Des horaires de travail à rallonge, qui sont devenus la norme ces derniers mois, ont aussi exacerbé deux facteurs qui favorisent la diffusion du virus : la fatigue et la durée d’exposition à d’autres personnes qui peuvent avoir contracté la maladie.

Modi au service des capitalistes

Le ralentissement économique mondial entraîné par la pandémie de Covid-19 s’est révélé désastreux pour l’Inde. En 2010, il était déjà évident qu’une décennie marquée par une croissance annuelle moyenne de plus de 8 % se terminait, et le rythme de la croissance n’a cessé de ralentir depuis. Après la crise financière mondiale de 2007-2008, l’investissement a reculé continûment. En 2019, l’économie était officiellement en récession. Malgré des programmes d’aide et la baisse de l’impôt sur les sociétés de 30 % à 22 %, des suppressions d’emplois ont été enregistrées au second semestre dans le textile, la métallurgie, le cuir et l’industrie automobile. Dans cette seule dernière branche, les suppressions se sont chiffrées à plus de 350 000 emplois. Lorsqu’il devint évident que l’économie allait ralentir encore davantage du fait de la pandémie, Modi tenta de faire de l’Inde une destination aussi attractive que possible pour les capitaux étrangers. Le 12 mai, après un peu plus d’un mois de confinement, il annonça lors d’une allocution télévisée l’adoption de son programme Atmanirbhar bharat, pour une « Inde indépendante ». Mais cette démagogie nationaliste n’est qu’une tentative de détourner l’attention des courbettes qu’il fait au capital indien et étranger.

[…] Modi espère en effet attirer les investissements étrangers qui s’orienteraient normalement vers la Chine […], avec l’entrée en vigueur en septembre 2020 de trois nouveaux Codes du travail qui rendraient l’Inde plus attrayante […]. Cette politique a produit quelques résultats. Foxconn, qui assemble les iPhones d’Apple, a déplacé certains de ses sites vers l’Inde, et en juillet, Samsung a ouvert la plus grande usine de smartphones au monde aux portes de Delhi. […] Cette politique a accru les tensions sino-indiennes, y compris sur le plan militaire. […]

Modi tente également d’accélérer la privatisation des entreprises nationalisées et la suppression du contrôle de l’État sur le marché intérieur, afin d’ouvrir davantage l’économie indienne aux multinationales. La privatisation n’est pas un phénomène nouveau : elle faisait partie des politiques mises en œuvre au début des années 1990 par le Parti du Congrès et a été poursuivie par tous les gouvernements depuis. Cependant, ces derniers mois, le processus a été accéléré. Le gouvernement a annoncé qu’il allait revendre les parts détenues par l’État notamment dans les chemins de fer, les banques, les mines, la défense, les compagnies aériennes, le pétrole, les chantiers navals, la logistique, les réseaux de distribution d’électricité et les assurances vie. Le contrôle de l’État sur le marché agricole a été assoupli pour y permettre l’entrée de grands groupes de l’agroalimentaire. Dans des secteurs comme la défense et l’agriculture, la part des investissements directs étrangers autorisés a été accrue.

Ce type de politique a bien évidemment des conséquences directes pour des centaines de milliers de travailleurs du secteur public. Dans les chemins de fer, par exemple, la privatisation a d’abord été proposée sous le gouvernement de Narasimha Rao dirigé par le Congrès en 1995. Elle est ensuite restée dans les programmes de gouvernement tant du Congrès que du BJP. La société des chemins de fer indiens est une entreprise gigantesque et hautement intégrée, avec plus de 1,2 million de travailleurs, à peu près autant de retraités, et transporte 8,4 milliards de passagers par an ! Manifestement, aucune entreprise privée unique, pas même un regroupement d’entreprises n’est en mesure de racheter l’intégralité de la société. C’est pourquoi le gouvernement fragmente celle-ci en unités responsables des zones, des voies, du matériel roulant, de la maintenance, de la production, etc., afin de vendre séparément chacune de ces unités. En septembre 2020, Modi a mis en vente plus de 150 trains qui circulent sur 109 lignes rentables avec des concessions de 35 ans. Bombardier, Alstom, Siemens, NIIF, GMR et ISquared Capital, entre autres, sont en train de préparer leurs offres.

La privatisation des chemins de fer est désastreuse pour les travailleurs : l’autorité de tutelle, le State Railway Board, a annoncé en 2019 son intention de réduire la masse salariale de 10 % en trois ans, tout en abaissant les effectifs de 50 % et en s’attaquant aux droits des 50 000 syndicalistes cheminots. Lorsque les cheminots partent à la retraite, ils ne sont plus remplacés, et en septembre 2019, il y avait déjà 300 000 postes non pourvus. Les départs sont remplacés par des intérimaires. Plusieurs centaines de milliers de travailleurs temporaires sont d’ores et déjà employés dans les chemins de fer, à des conditions fortement dégradées.

Cette situation se répercute manifestement aussi sur les passagers : le prix des billets dans les trains privés est plus élevé, 1 050 gares vont intégrer dans le prix du billet des « taxes appliquées aux usagers », rendant le train encore plus inaccessible pour les pauvres. Tandis que les trains privés et les trains de marchandises ont la priorité sur les voies, 500 lignes considérées comme non rentables, traversant les régions les plus pauvres du pays, vont être supprimées. Les hôpitaux publics, écoles et logements actuellement destinés aux cheminots, de même que les terrains détenus par les chemins de fer, sur lesquels se développe un important habitat informel, doivent être vendus. En septembre, en plein milieu de la pandémie, 45 000 personnes étaient sous la menace de se faire expulser des parcelles qu’elles occupaient sur des terrains des chemins de fer de Delhi, dans l’attente d’une décision de justice.

En plus de ces attaques en règle contre les travailleurs du secteur public, très nombreux sont ceux du secteur privé qui ont perdu leur emploi, ce qui a fortement aggravé le chômage qui avait déjà atteint des sommets inédits avant la crise du Covid. Les vingt millions d’emplois que Modi avait promis de créer lors de la campagne électorale de 2014 ne se sont bien sûr jamais matérialisés… au contraire : dès 2017-2018, le taux de chômage s’inscrivait à un pic jamais atteint depuis 45 ans. Entre août 2019 et août 2020, 21 millions de travailleurs salariés et 11 millions de journaliers perdirent leur emploi. Mais ces chiffres cachent un chômage bien plus profond si l’on tient compte des chômeurs de longue durée et de ceux qui ont abandonné tout espoir de retrouver un emploi ; dans les trois premières semaines de septembre, le centre d’étude de l’économie indienne (Centre for Monitoring Indian Economy, CMIE) indiquait que seuls 37,9 % de la population active avaient effectivement un emploi.

Nouvelles lois sur le travail et lois agraires

Modi cherche à démontrer aux capitalistes son utilité en prenant des mesures destinées à contrer les effets actuels de la crise mondiale sur leurs profits. Ces mesures ont eu une conséquence essentielle : des attaques sur les quelques protections dont bénéficient encore les travailleurs dans les centres industriels et dans les campagnes. Modi a poursuivi en cela le travail commencé par les gouvernements dirigés par le Congrès avant lui. Et il a redoublé d’efforts en la matière depuis la pandémie.

En mai, après à peine un mois de confinement, un certain nombre de gouvernements régionaux commencèrent à modifier leur Code du travail pour attirer les investissements et faciliter les affaires. Que la région fût dirigée par le BJP, par le Congrès ou par des alliés régionaux de l’un de ces partis ne changeait rien : tous invoquaient le fait qu’en matière de travail, les États fédérés peuvent également légiférer afin d’être plus compétitifs pour attirer les investissements. Du point de vue des droits légaux des travailleurs, cela signifiait un nivellement par le bas.

Ainsi, le gouvernement de l’État d’Uttar Pradesh suspendit toutes les lois sur le travail sauf trois d’entre elles pour une période de trois ans. Celui du Madhya Pradesh exempta les nouvelles entreprises pour les 1 000 premiers jours d’activité et celles employant moins de 40 personnes de la plupart des obligations découlant des lois sur le travail. D’autres ordonnances accrurent le temps de travail. Début avril, le gouvernement de l’État du Gujarat fit passer le temps de travail quotidien de 8 à 12 heures, six jours par semaine, pour une période de trois mois. Ce fut la première fois en près d’un siècle, soit depuis l’adoption de la loi sur les usines en 1922, que les patrons eurent la possibilité légale d’imposer une semaine de 72 heures. Les États du Rajasthan et du Pendjab, dirigés par le Congrès, le Maharashtra, dirigé par Shiv Sena[4], et l’Himachal Pradesh et le Madhya Pradesh, dirigés par le BJP, firent de même. Les plafonds d’heures supplémentaires furent également relevés : le gouvernement du Maharashtra releva ainsi ce plafond de 75 à 115 heures supplémentaires par trimestre, et celui du Karnataka, à 125 heures.

Puis, en septembre, le gouvernement central fit adopter par le Parlement la « simplification » et le regroupement en quatre Codes des 29 lois sur le travail, portant sur les syndicats, le contrat de travail, la sécurité sociale, la santé et la sécurité, dont certaines étaient en vigueur depuis les années 1940. Ce faisant, il intégra dans la loi nationale de nombreux changements déjà mis en œuvre dans les États de l’Union. Certains valent la peine d’être mentionnés. Ainsi, les restrictions au droit de grève s’appliquaient jusque-là exclusivement aux travailleurs des « services essentiels ». Elles sont désormais étendues à tous les travailleurs : avant toute grève, ils doivent donner un préavis de 14 jours, et ce préavis doit être soumis à l’employeur et autorisé par lui. Une grève illégale peut entraîner des amendes élevées pour les travailleurs et l’annulation de l’enregistrement d’un syndicat. Les entreprises peuvent désormais employer des travailleurs en contrats à durée déterminée renouvelables à l’infini sans avoir à leur proposer une embauche. Pis, les embauchés peuvent voir leurs contrats convertis en CDD selon le bon vouloir du patron.

Enfin, le nouveau code ne rend obligatoire l’établissement d’un contrat écrit que pour les entreprises de plus de 300 salariés (jusque-là, le seuil était de 100 salariés). Les États de l’Union sont en outre habilités à relever encore ce seuil. Les entreprises de moins de 300 salariés n’auront plus, non plus, à demander l’autorisation du gouvernement pour fermer un site ou licencier des travailleurs. Cette loi prive d’un contrat 90 % des travailleurs d’usine.

Les lois sur le travail n’étaient bien sûr réellement appliquées jusque-là que dans les entreprises nationalisées et les grandes entreprises, et avec de nombreuses exceptions, notamment pour les travailleurs temporaires ou occasionnels. Par de nombreux aspects, la réalité de l’exploitation sur le terrain est bien pire que ce que les nouvelles lois permettent : les patrons ont l’habitude d’ignorer la loi depuis longtemps. En dernière analyse, les protections légales dont les travailleurs ont pu bénéficier ont toujours dépendu du rapport de force qu’ils ont imposé au patronat. Dans ce contexte, ces changements de la législation sur le travail sont d’abord un feu vert donné par Modi aux patrons : si ceux-ci serrent la vis aux travailleurs au-delà des limites légales de l’exploitation… le gouvernement s’empressera d’adapter la loi pour qu’elle reflète cette situation ! Pour autant, les patrons n’ont pas encore osé mettre en œuvre dans leurs usines beaucoup des changements apportés par les lois sur le travail. Ils savent que s’ils essaient d’utiliser la nouvelle législation pour déplacer le curseur à leur avantage, ils devront faire face à une lutte.

Les paysans ont également été attaqués. Trois nouvelles lois agraires suppriment le système Mandi, en vigueur depuis 1966, qui garantissait des prix minimaux pour 23 types de cultures, restreignait les importations à bas prix, protégeait les marchés locaux et interdisait le stockage. Ce système a protégé une part importante des paysans des fluctuations de prix tant sur le marché mondial que sur le marché national et il a également permis de maintenir les aliments à des prix accessibles. Les nouvelles lois de Modi suppriment toutes ces protections, permettant aux grands groupes privés de l’agroalimentaire de prendre pleinement le contrôle du marché. Des agents privés auront la possibilité d’acheter directement leur récolte aux paysans et de la revendre n’importe où dans le pays au prix qu’ils auront négocié. Et cette libéralisation se produit dans un contexte où l’Inde importe déjà des États-Unis un nombre croissant de produits agricoles, dans le cadre de l’accord commercial conclu entre Trump et Modi début 2020. Il en a découlé une chute des prix de certains produits sur les marchés intérieurs.

Le début d’une riposte ?

Ni dans l’industrie ni dans l’agriculture, les travailleurs ne sont restés l’arme au pied. Fin septembre, les paysans d’Inde, conduits par 350 de leurs organisations, organisèrent des protestations de grande ampleur. Dans les États du nord majoritairement agricoles du Pendjab et du Haryana, les manifestants bloquèrent les autoroutes nationales et les lignes de chemins de fer, et ils brûlèrent des portraits de ministres. Des villages entiers, y compris les femmes et les enfants, participèrent à ce mouvement. Dans les États du Maharashtra, du Madhya Pradesh, du Tamil Nadu et du Karnataka, les paysans furent très nombreux à manifester. Ils furent rejoints par les syndicats et des groupes d’intouchables et de femmes. Le 5 novembre, à nouveau, ils furent un million à manifester, bloquer les autoroutes et organiser des rassemblements. Cette mobilisation força les syndicats paysans, dont certains, comme la Bharatiya Kisan Union (syndicats des paysans indiens), étaient dominés par des paysans riches, à se positionner sans ambiguïté contre le gouvernement. Au fur et à mesure que l’agitation s’accroissait, le Shiromani Akali Dal, qui faisait partie de l’alliance gouvernementale de Modi au Pendjab, et tous ses membres dans le gouvernement de Modi démissionnèrent. Craignant les conséquences, le gouvernement de Modi avait peu de marge de manœuvre.

Et ce n’était pas fini. Le 27 novembre, des dizaines de milliers de paysans du Pendjab, du Haryana, du Rajasthan, de l’Uttar Pradesh et du Madhya Pradesh convergèrent vers Delhi. Ils avaient apporté de la nourriture et des couvertures, et étaient déterminés à camper dans la ville jusqu’au retrait des nouvelles lois agraires. Sur leur chemin, la police et différents organes de répression de l’État (la Central Reserve Police Force, la Rapid Action Force, etc.) tentèrent de les stopper à l’aide de gaz lacrymogènes et de canons à eau. Mais ils réussirent à briser les barrages qui avaient été érigés contre eux et à l’heure où cet article est imprimé, ils sont entrés dans Delhi.

Bien entendu, ce sera la riposte de la classe ouvrière qui sera décisive contre Modi et ses attaques. Quelle a été la réac­tion des organisations traditionnelles de la classe ouvrière à ce jour ?

Comme ailleurs dans le monde, les dirigeants des syndicats indiens ont montré depuis de nombreuses décennies qu’ils sont les alliés consentants de la bourgeoisie, et qu’ils veulent davantage contrôler l’énergie militante des travailleurs qu’organiser cette énergie pour que la classe ouvrière lutte pour ses propres intérêts.

Cela dit, les directions des partis communistes et du Parti du Congrès se sentent de temps en temps obligées de justifier leur existence en appelant à des grèves générales et à des manifestations dans les grandes villes. Mais cette année, étant donné la profondeur de la colère dans le monde du travail face à l’immense détérioration des conditions de vie du fait de la crise du coronavirus, elles se sont senties obligées de faire plus que leurs simagrées habituelles.

Pour montrer leur opposition aux plans de privatisation du gouvernement, elles ont appelé fin juin les travailleurs des secteurs nationalisés à se mobiliser. Du 2 au 4 juillet, malgré le déploiement de forces pour les intimider et protéger les briseurs de grève, pas moins de 550 000 mineurs et travailleurs du secteur des transports dans neuf régions du pays se sont mis en grève, protestant contre la privatisation des charbonnages et revendiquant des hausses de salaire.

Le 26 novembre, ces confédérations syndicales ont appelé à une grève générale dans tout le pays, en coordonnant cet appel avec l’action des organisations de paysans auxquelles elles sont liées. Malgré l’arrestation de plusieurs militants syndicaux la veille de la grève (malgré l’interdiction de cette grève dans certains États en vertu des dispositions de la section 144, qui interdisent les rassemblements publics de plus de cinq personnes), le jour dit, des millions de travailleurs se mirent en grève dans les raffineries de pétrole, les exécutifs et les municipalités, la métallurgie, les transports de personnes, les mines, les télécommunications, les banques et les assurances, l’électronique, la défense, le BTP, les chantiers navals, les ports et les hôpitaux. Dans certains endroits, les syndicats organisèrent des défilés et des manifestations. La grève fut particulièrement suivie au Kerala, au Tamil Nadu et au Bengale, où certaines parties de l’État étaient à l’arrêt toute la journée. Il y eut des affrontements avec la police. En Assam, les travailleurs des plantations de thé brûlèrent le portrait de Modi. De fait, la colère et la combativité de la jeune classe ouvrière indienne étaient bien visibles pour tous.

Il est utile de mentionner une autre grève organisée à partir du 9 novembre dans l’industrie automobile, dans une section de la classe ouvrière qui n’était pas appelée à se mobiliser par les syndicats le 26 novembre. Excédés par le licenciement de 500 travailleurs en CDD durant le confinement, par l’accélération des chaînes de montage et le harcèlement subi par un représentant syndical, 1 200 travailleurs occupèrent l’usine Toyota-Kirloskar située aux abords de la ville de Bengaluru, dans l’État du Karnataka, au sud du pays. Les patrons déclarèrent que la grève était illégale et que les travailleurs compromettaient les directives Covid-19 en se rassemblant. Craignant que le mouvement ne fasse tache d’huile, l’entreprise lockouta les 6 500 travailleurs de ses deux sites. En quelques jours, le nombre de grévistes atteignit 3 500. Malgré la suspension de 39 autres responsables syndicaux et les injonctions adressées par le gouvernement régional aux travailleurs de reprendre la production, la grève se poursuivait vingt jours après avoir commencé.

Ces dernières semaines, il y a eu des grèves et des occupations d’usines dans le textile, la chaussure et la sous-traitance de l’industrie automobile, contre les tentatives des patrons de faire des économies et de réduire les salaires sous le prétexte de la crise du Covid. Nous ne pouvons qu’espérer que la grève organisée à ­Toyota-Kirloskar et ces autres mobilisations, y compris les protestations très déterminées et qui se poursuivent des paysans et travailleurs agricoles, sont les signes des nécessaires luttes à venir.

27 novembre 2020

 

[1]     Au 14 janvier 2021, le nombre des victimes avait dépassé les 150 000.

 

[2]     New Delhi, la capitale, fait partie de la mégalopole de Delhi.

 

[3]     Capitale du Tamil Nadu, anciennement Madras.

 

[4]     Parti nationaliste hindou fascisant, qui a été allié du BJP de 1989 à 2018.