L’ex-Secrétariat unifié face à la guerre en Ukraine

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novembre 2022

La guerre en Ukraine voit, pour la première fois depuis la Deuxième Guerre mondiale, la Russie confrontée à des puissances impérialistes. C’est par armée et peuple ukrainiens interposés qu’y intervient une coalition d’une quarantaine d’États, la plupart membres de l’Otan. Ce bloc fut créé en 1949 par les États-Unis contre l’Union soviétique, mais lorsqu’elle éclata en 1991, il ne disparut pas pour autant. Depuis, l’Otan a plus que doublé en nombre de membres et, après avoir intégré l’ancien glacis de l’URSS en Europe de l’Est, ses forces se sont approchées au plus près des frontières russes. Afin de compléter cet encerclement, Washington n’a eu de cesse de chercher à détacher l’Ukraine de la Russie. Dès 1991, conseillers de la Maison-Blanche et stratèges américains ont expliqué qu’il s’agissait du meilleur moyen d’empêcher la Russie de redevenir une grande puissance.

Une étape décisive fut franchie quand le pouvoir ukrainien bascula du côté occidental en 2014. Le Kremlin répliqua en amputant l’Ukraine de la Crimée, puis d’une partie du Donbass, où Kiev lança une guerre de reconquête avec l’appui militaire croissant de l’Occident. Kiev se montrant de plus en plus impatient d’intégrer l’Union européenne et surtout l’Otan, Poutine attaqua l’Ukraine, le 24 février.

Par rapport aux camps en présence, sur fond de crise mondiale qui s’aggrave et de tensions grandissantes entre l’impérialisme et des pays, Chine et Russie, qui ont les moyens économiques, étatiques, militaires, démographiques de ne pas se soumettre entièrement à lui, comment se positionne le principal courant de ce qui se présente comme la IVe Internationale ?

Plusieurs courants disent être « la » IVe Internationale. Si aucun n’a de réel bilan à présenter en tant que courant communiste révolutionnaire, le plus important par la taille est l’ex-Secrétariat unifié (ex-SU). Il fédère, de façon plus ou moins lâche et selon des modalités diverses, des groupes dans quarante pays, dit-il, dont le NPA en France et, en ex-URSS, deux tout petits groupes : RSD (Mouvement socialiste de Russie) et Sotsialny Roukh (Mouvement social) en Ukraine1.

Nous voulons discuter ici les positions de ce courant2, exprimées par sa direction, son Bureau exécutif, le 1er mars et le 24 mai derniers3, ainsi que par certains de ses groupes.

Ce courant n’a, pas plus qu’aucune autre tendance du trotskysme, les moyens de peser sur les événements en Ukraine ou ailleurs. Si nous en parlons malgré tout, c’est que cela a l’intérêt d’éclairer la politique qu’il mène, ou plutôt qu’il suit, à la remorque de milieux étrangers voire hostiles à la défense des intérêts de la classe ouvrière.

Quand l’ex-SU bazarde les analyses de Lénine et de Trotsky

La Déclaration du Bureau exécutif de la IVe Internationale sur l’invasion de l’Ukraine fustigeait, le 1er mars, l’« invasion militaire du territoire d’une ancienne nation opprimée, par un régime capitaliste oligarchique, autocratique et impérialiste dont le but est la reconstitution de l’Empire russe ».

Le SU, à l’époque où il reprenait au moins formellement l’analyse de l’URSS stalinienne faite par Trotsky, définissait à juste titre ce régime comme un État ouvrier dégénéré. Maintenant, il décrit la Russie comme un régime capitaliste et impérialiste. Pourtant, nulle part à notre connaissance il n’a pris la peine d’expliquer de façon convaincante comment, d’une URSS qui venait d’éclater et dont l’économie se trouvait en ruine, aurait pu surgir un État capitaliste développé, impérialiste au sens où les marxistes l’entendent. Il y a plus d’un siècle, quand Lénine a caractérisé l’impérialisme comme le stade suprême du capitalisme, il se fondait sur l’analyse des transformations survenues au sein du capitalisme et du nouveau mode de domination mondiale qui en résultait, en liaison avec l’exportation de capitaux dont les bourgeoisies des pays les plus riches ne trouvaient plus à tirer assez de profit à domicile.

La société et l’économie russes actuelles ne sont pas les produits de l’évolution organique du capitalisme parvenu au stade impérialiste. Certes, la Russie « investit » dans l’espace ex-soviétique, et surtout là. Car elle y est poussée par des motifs d’abord politiques, et non par les impératifs de la reproduction élargie du capital, comme les pays impérialistes d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord.

Et cela se vérifie de bien des façons. Ainsi, depuis qu’il est parvenu au sommet de l’État russe, Poutine déplore, périodiquement et en vain, la fuite des capitaux organisée par les nantis russes. À tel point que, pour moderniser son économie, la Russie dépend du bon vouloir intéressé des trusts occidentaux. Résultat : ce pays de 150 millions d’habitants, qui a hérité une certaine base économique de l’URSS, a un PIB voisin de celui de l’Espagne, trois à quatre fois moins peuplée. Résultat plus inquiétant dans la guerre du Kremlin en Ukraine : la Russie, reléguée au rang de pourvoyeuse de matières premières dans la division mondiale du travail, dépend en partie de firmes occidentales pour se procurer des composants indispensables à son industrie d’armement.

Libre à l’ex-SU et à ses organisations de réviser la définition marxiste de l’impérialisme. Libre à eux de répéter de façon incantatoire qu’ils sont contre « l’impérialisme » russe, en ne mentionnant que rarement l’impérialisme occidental. On pourrait certes dire qu’ils emploient le mot « impérialisme » dans le sens où les historiens l’appliquent à des formations aussi diverses dans le temps, l’espace et l’organisation sociale que l’Empire romain, celui que les Chinois appelaient l’Empire du Milieu, ou l’Empire napoléonien. Mais en quoi cela peut-il aider des militants de la classe ouvrière et de la révolution socialiste mondiale à s’y retrouver dans la compréhension des enjeux de cette guerre, des rapports entre les classes, de la dynamique des forces en présence ? En rien.

En revanche, on voit ce que l’ex-SU peut en espérer : que cela l’aide à trouver grâce auprès de ceux qui vomissent le régime de Poutine, mais qui, voyant dans l’Occident la promesse d’un Eldorado, n’ont rien à redire aux agissements de l’impérialisme. C’est pour ne pas heurter les illusions ou les préjugés de ces gens en Ukraine, en Russie et en Occident qu’il rabâche « impérialisme russe », tel un mantra.

Ce n’est pas la première fois qu’il prend le contre-pied de Lénine ou de Trotsky. Il l’a fait si souvent qu’on pourrait ne pas le relever, si cela n’avait des implications d’autant plus graves en cette période d’exacerbation des tensions internationales. Car la définition militante de Lénine a permis à des générations de révolutionnaires de ne pas se fourvoyer au côté de « leur » impérialisme. Elle leur a permis de s’orienter, de comprendre ce que l’impérialisme signifiait de barbarie pour l’humanité, et d’inculquer aux travailleurs l’idée qu’il n’y aura de réel affranchissement pour eux que si la classe ouvrière se hisse à la conscience de la nécessité d’abattre le système capitaliste dans ses citadelles impérialistes.

En fait, derrière le renoncement théorique de ce courant, se profile l’abandon de la perspective révolutionnaire socialiste. C’est ce qu’implique son choix de reprendre ce qui se dit et qui plaît dans des milieux universitaires, écologistes, anarchistes, progressistes et, à l’est de l’Europe, pro-occidentaux plus ou moins de gauche et flirtant avec le nationalisme… L’ex-SU fait les yeux doux à cette nébuleuse qui partage un même rejet de la tâche historique de la classe ouvrière : renverser le capitalisme. Il le fait avec d’autant plus de zèle qu’il aimerait lui faire oublier ce dont il se revendiquait à une époque pas si lointaine : par exemple le communisme et la révolution, que la LCR affichait dans son nom, avant d’en changer pour un « anticapitalisme » fourre-tout, donc consensuel dans les milieux visés ; ou le trotskysme, un terme que les organisations de l’ex-SU ne revendiquent plus guère, car il évoque trop la défense de l’héritage d’Octobre qui irrite tant la majorité de l’intelligentsia petite-bourgeoise.

L’indépendance et la démocratie à la sauce impérialiste

À la veille de la guerre en Ukraine, l’ex-SU se prononçait encore « Contre l’escalade militaire de l’Otan et de la Russie », en plaçant les deux protagonistes sur un pied d’égalité4. Mais dès la guerre enclenchée, plus question de renvoyer les deux camps dos à dos. Ainsi, sa Déclaration du 1er mars démarre en énumérant très longuement les épisodes de la « politique chauvine et impérialiste de la Grande Russie qui a commencé […] depuis l’éclatement de l’URSS » : guerres de Tchétchénie, « guerre énergétique », « instrumentalisation des conflits de minorités nationales », « guerre avec la Géorgie », « annexion de la Crimée » et « établissement de « républiques » séparatistes dans le Donbass ukrainien contrôlé par des mercenaires pro-russes », « soutien militaire […] à Loukachenko en Biélorussie », « intervention militaire » contre un soulèvement populaire au Kazakhstan…

Le pouvoir de la bureaucratie russe est en effet responsable de bien des événements qui ont ensanglanté l’ex-URSS depuis trente ans. Mais pourquoi le texte cité ne dresse-t-il pas, pour la même période, la liste au moins aussi longue des méfaits commis par les grandes puissances d’Europe et d’Amérique ? Il n’évoque même pas la politique agressive et expansionniste de l’impérialisme vis-à-vis de divers États issus de l’URSS et surtout de la Russie.

Cette cécité volontaire lui permet d’opposer, sur un mode rappelant la propagande des médias d’ici, « la Russie, [qui] a un régime parlementaire autoritaire et répressif, avec des députés d’extrême droite à la Douma » – ce que nul ne conteste –, à l’Ukraine, « pays indépendant qui a préservé un régime de démocratie formelle » – ce qui est discutable.

L’Ukraine, pays indépendant ? Mais de qui, de quoi ? Pas des oligarques qui le pillent. Ni de Zelensky qui sert ces prédateurs. Et moins encore des grandes puissances impérialistes, dont seule l’aide financière permet depuis des années à l’État ukrainien de boucler ses fins de mois. Ce que l’Ukraine paye au prix fort : elle a dû s’ouvrir en grand à la pénétration du capital occidental, ne plus protéger ses industries, son agriculture, et livrer ses classes laborieuses aux groupes internationaux, au chômage et à la misère, avec la fin des anciennes protections sociales. Et puis, comment pourrait-il y avoir d’Ukraine indépendante, quand sa survie dépend du soutien militaire décisif des pays impérialistes ?

Quant à prétendre que Kiev préserverait la démocratie, même formelle, c’est une fable. Le Monde du 18 octobre a relaté en détail comment Zelensky faisait régner la loi martiale et une censure implacable, contrôlait la télévision et en avait offert plusieurs chaînes à ses amis oligarques.

Certes, le texte de l’ex-SU signale en passant : « Les forces d’extrême droite et fascistes étaient très visiblement présentes lors des manifestations du Maïdan en 2014. » Mais il omet de préciser que le régime actuel, issu du Maïdan, a décerné le titre de « père fondateur » à Stepan Bandera, sinistre héros du nationalisme d’extrême droite, auquel il dresse partout des statues. Bandera se disait nazi en 1938. Après l’attaque de l’URSS en juin 1941, les banderistes formèrent la division SS Galytchyna (Galicie) pour épauler le Reich et se livrèrent à des massacres de Juifs, Polonais, Russes et communistes. Récemment, c’est sur des paramilitaires d’extrême droite se réclamant de cette tradition que Kiev s’est notamment appuyé pour combattre dans le Donbass et, après le 24 février, pour encadrer les volontaires des milices de défense.

Afin d’étayer la fable d’un régime démocratique, la Déclaration de l’ex-SU passe sous silence le fait que l’État ukrainien de Porochenko puis Zelensky a supprimé l’enseignement public dans les langues des minorités hongroise, roumaine, polonaise – un système datant de l’URSS – et dans la langue d’une grande partie des travailleurs du pays, le russe. Cette omission de l’ex-SU vise à ménager Sotsialny Roukh (SR), qui en tient pour l’emploi exclusif de l’ukrainien dans la sphère publique.5 Il rejoint en cela la position des nationalistes et de la petite bourgeoisie intellectuelle, à laquelle importe plus d’imposer le principe « un seul État, une seule langue » que de respecter la démocratie, même formelle, pour les classes laborieuses.

Dans un autre domaine, la Déclaration tait aussi la promulgation de lois qui interdisent la promotion des « totalitarismes fasciste et communiste ». Dans les faits, le régime ne ménage pas sa complaisance à l’extrême droite, mais réserve les rigueurs de la loi à quiconque se revendique du communisme, de la lutte de classe ou de la révolution. Les animateurs de SR ont d’ailleurs banni de leur apparition publique tout sigle ou référence que vise la loi de « décommunisation » afin, disent-ils, ne pas prêter le flanc à la répression. L’ex-SU ne peut pas l’ignorer, d’autant qu’ils avaient aussi invoqué cette raison en 2015, quand ils décidèrent de changer leur nom Liva Opozytsia (Opposition de gauche) en Sotsialny Roukh (Mouvement social), plus neutre, ce qui leur permet de se présenter comme une ONG !6

L’Otan effacée des radars de l’ex-SU

Il faut attendre le milieu de sa Déclaration (chapitre 3) pour que ce courant évoque enfin l’Otan et rappelle qu’il s’est opposé à cet « outil de l’impérialisme américain et de ses alliés […] dès sa création ». C’est bien le moins. Mais c’est surtout destiné à préparer ce qui suit : « La propagande poutinienne a tenté de justifier l’agression par l’élargissement de l’Otan à l’est, qui aurait ainsi mis en danger l’existence de la Russie. »

Après 1991, des conseillers des présidents américains ont pourtant envisagé que, pour affaiblir définitivement la Russie, il faille non seulement la séparer de l’Ukraine, mais la diviser en plusieurs entités étatiques. L’ex-SU le sait, mais refuse a priori que l’invasion de l’Ukraine puisse être un acte d’auto-défense du Kremlin. L’admettre ne l’empêcherait pas de combattre la bureaucratie russe, son régime et sa politique. Mais il lui faudrait aussi pour cela se tenir sur un terrain de classe, et non pas, comme le font les organisations de l’ex-SU et leurs publications, partir d’un point de vue moralisant sur le droit de l’agressé à se défendre, sur la démocratie face à la dictature, ce qui tord le bras à la réalité et fait surtout passer à la trappe ce qui est fondamental pour des marxistes : l’antagonisme de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat.

Se vouloir hors-sol par rapport à la lutte de classe convient parfaitement à la petite bourgeoisie intellectuelle occidentale, russe ou ukrainienne à laquelle s’adresse l’ex-SU. Aussi, dans cette guerre, il ne se place pas sur le seul terrain qui importe aux communistes révolutionnaires : celui des intérêts des travailleurs, qu’ils soient d’Ukraine, de Russie ou d’ailleurs.

Dans son texte, l’ex-SU tient la balance égale entre la chétive OTSC (Organisation du traité de sécurité collective), composée de la Russie et de cinq autres ex-républiques soviétiques, et l’Otan, ce bloc militaire des puissances impérialistes. Certes sa Déclaration relève qu’avec son « accumulation d’armes toujours plus puissantes » l’Otan suscite « l’opposition d’une grande partie de la population dans le monde ». Mais elle ajoute, à la charge du Kremlin, que « ce n’est pas la préoccupation de Poutine » et, à la décharge de l’impérialisme, que « dans certains pays, qui avaient été colonisés par le tsarisme ou assujettis par l’URSS, l’adhésion à l’Otan a été soutenue par leurs populations dans l’espoir qu’elle protégerait leur indépendance ».

La formulation pourrait s’appliquer aux pays Baltes ou à la Pologne. Mais l’Ukraine a une tout autre histoire. Elle a été opprimée par le tsarisme et ses masses laborieuses ont, durant la révolution de 1917 puis la guerre civile, choisi de rallier la fédération égalitaire des républiques soviétiques que leur proposaient Lénine et Trotsky. Elles avaient pu vérifier qu’en 1918-1919 les nationalistes ukrainiens n’avaient rien eu de plus pressé que de se placer sous la tutelle de l’Allemagne, puis de l’Angleterre et de la France, et de placer leur population sous la botte des anciennes classes possédantes.

Ces faits historiques, et ce qu’ils impliquent comme vérification révolutionnaire de la politique bolchevique à l’égard des peuples opprimés, Poutine en interdit le rappel en Russie, lui qui accuse Lénine d’avoir trahi la Grande Russie en « inventant » l’idée d’Ukraine indépendante. De fait, un interdit analogue pèse sur l’Ukraine, où Zelensky et ses parrains occidentaux veulent effacer tout souvenir de la révolution d’Octobre et des espoirs qu’elle souleva parmi les travailleurs ukrainiens.

Les écrits de Sotsialny Roukh (SR) vont malheureusement dans ce sens : ils ne se réfèrent jamais plus à cette période révolutionnaire de l’histoire de l’Ukraine. Non pas que ces militants craignent les foudres du pouvoir, car ils ne manquent pas de courage individuel et collectif. Ils l’ont prouvé en diverses occasions face à l’extrême droite. Mais, avec la guerre, le courage physique ne suffit plus. Il faut avoir du courage politique, celui de refuser de marcher au pas, de s’aligner sur l’ennemi qui est toujours dans notre propre pays, selon la formule, ô combien d’actualité, de Karl Liebknecht durant la Première Guerre mondiale.

S’agissant des militants de SR, il leur faudrait, outre tenir pour ennemi le régime poutinien, voir comme tel l’État ukrainien, celui de Zelensky et des oligarques, celui qu’arment et inspirent les États impérialistes. Or ce n’est pas le cas. La Résolution adoptée le 17 septembre par leur congrès oppose les travailleurs aux diktats des employeurs, dénonce les oligarques et leur pouvoir, mais elle n’envisage jamais de s’adresser aux premiers pour leur proposer l’objectif de briser le pouvoir de leurs exploiteurs et d’instaurer leur propre pouvoir. SR déclare : « Notre pays mérite une organisation pour l’après-guerre dans laquelle un travail décent, un système de protection sociale satisfaisant et pouvoir accéder à l’éducation, aux soins médicaux deviendront une priorité. » Et d’ajouter qu’il défend un « projet radical de transformation de la société sur la base d’une libération complète de la propriété publique (en donnant en exemple les chemins de fer ukrainiens actuels !) et de la démocratie » (dont on a vu ce qu’il en était).

Ce n’est guère radical, socialement s’entend, et de toute façon ce sera pour « après ». Mais, plus fondamentalement, ne pas poser la question du pouvoir, de quelle classe l’exerce, et vouloir des « jours heureux » pour « notre pays », cela rappelle jusque dans les termes le programme – qui se prétendait de transformation sociale sur la base de la « victoire » – du CNR stalino-gaulliste pour la France d’après-guerre. Un programme qui signifia maintenir la classe ouvrière sous le joug pour qu’elle reconstruise la France du capital.

L’ex-SU se veut solidaire de SR. Une solidarité qui se traduit par du suivisme, car l’ex-SU, lui aussi, ne rappelle pas dans ses écrits ce que fut et signifia pour les masses ukrainiennes le pouvoir des soviets du temps de Lénine et Trotsky. Il se tait, sans même pouvoir dire que c’est à cause de la censure. Autre exemple de suivisme de l’ex-SU et de ses organisations à l’égard de courants petits-bourgeois : L’Anticapitaliste a publié le 14 avril, sans commentaire, de larges extraits de la déclaration faite le 7 avril par le RSD russe et l’ukrainien Sotsialny Roukh. Leur prise de position commune n’a malheureusement pas grand-chose d’internationaliste. Sur le fond, elle justifie l’Otan, affirmant : « Il est très naïf de demander la démilitarisation de l’Europe de l’Est [car] cela rendrait les pays plus vulnérables à l’agression de Poutine. » Comme s’il n’était pas au moins aussi naïf de croire que l’Otan, « bras armé de l’impérialisme » disait jadis le SU, puisse protéger les peuples ! Or c’est ce qu’affirment le RSD et SR : « L’agresseur impérialiste est la Russie, pas l’Otan, et si la Russie n’est pas arrêtée en Ukraine (en pratique, seules les puissances de l’Otan en ont les moyens), elle continuera certainement son agression […] en Pologne, Lettonie, Lituanie ou Estonie. »

L’ex-SU ne s’aligne pas aussi clairement derrière « notre » impérialisme. Mais lui et ses organisations collent à de petits groupes est-européens qui s’alignent, eux, sur l’Otan et le camp occidental, celui de l’impérialisme.

Pour se dédouaner, l’ex-SU invoque les « populations de certains pays » qui voudraient protéger leur indépendance en adhérant à l’Otan. Les populations ? Mais, en Ukraine et ailleurs au centre de l’Europe, c’est d’abord la petite bourgeoisie, affairiste ou intellectuelle mais pro-occidentale, qui réclame le « parapluie » de l’Otan. Et même s’il était vrai que des populations fassent de même, depuis quand les marxistes s’inclinent-ils devant ce que « veulent les populations » quand cela aboutit à suivre leurs pires ennemis de classe ou à reprendre les slogans de la réaction la plus crasse ?

Cette position n’est pas celle d’un communiste révolutionnaire. Et elle ne devrait pas être celle de la direction d’un courant qui se réclame, au moins sur son site, d’une filiation avec l’Internationale fondée par Trotsky en 1938, qui, lui, voulait construire le futur parti mondial de la révolution prolétarienne.

Le droit des peuples revu par l’ex-SU

Le reste du texte est à l’avenant : il n’a plus grand-chose à voir avec la lutte pour le socialisme international et la défense des intérêts de la classe ouvrière, remarquablement absente de la façon qu’a l’ex-SU de poser les problèmes.

Il affirme : « La lutte contre l’extension de l’Otan à l’est passe […] par la défense intransigeante des droits nationaux et démocratiques des peuples menacés par l’impérialisme russe. » Comme si ce n’était pas sous couvert de défendre les droits des peuples contre la Russie que l’Otan n’a cessé de s’étendre ! Résultat concret de la chose : partout en Europe centrale on a des salaires très inférieurs à ceux pratiqués en Allemagne ou en France, une main-d’œuvre qualifiée livrée aux grands groupes occidentaux, avec, pour garantir leurs profits et l’inégalité sociale, des pouvoirs au caractère autoritaire et réactionnaire de plus en plus marqué. L’Ukraine ne fait pas exception, elle qui, selon SR, l’ex-SU et le NPA, aurait donc imposé son « droit à disposer d’elle-même » en laissant s’instaurer un pouvoir pro-occidental en 2014.

La défense du droit à disposer d’eux-mêmes pour les peuples que le tsarisme avait opprimés, un des piliers de la politique des bolcheviks, fut mise en œuvre par les masses mobilisées, révolutionnaires, des nations opprimées et de l’ancienne nation dominante, russe. Et c’est uniquement ainsi qu’elle a pu améliorer leur sort. Mais la formule « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », que les organisations de l’ex-SU emploient à tout bout de champ pour justifier leur alignement derrière la défense de l’Ukraine par Zelensky et par l’Otan, ne recèle en soi aucune force qui garantirait les droits des opprimés. À l’époque de la révolution russe, le représentant de l’impérialisme sorti grand vainqueur de la guerre, le président américain Wilson, recourut souvent à ce thème, y compris avec des formulations très voisines, pour jeter un voile pseudo-démocratique sur le redécoupage de l’Europe et le repartage des colonies par les Alliés en fonction de leurs intérêts, qui bafouaient les droits des peuples vaincus d’Europe ainsi que ceux des peuples coloniaux. Quant à la Société des nations nouvellement créée, une « caverne de brigands » disait Lénine, elle couvrit le nouvel ordre impérialiste du drapeau du droit des peuples.

Aujourd’hui, que signifie l’affirmation par l’ex-SU que la lutte pour les droits des peuples mettrait un terme à l’expansion de l’Otan vers l’est ? L’ex-SU évoque une lutte qui n’existe pas, alors que ce qui est bien réel c’est qu’il fait, lui, chorus avec des courants nationalistes de gauche ou démocrates au sein de la petite bourgeoisie en Ukraine. Alors derrière les mots, son assertion relève au mieux d’un vœu pieux, et en fait d’un renoncement. Et sur toute la ligne, quand on lit ce qui suit : « L’impérialisme américain ne fait que profiter de la fuite en avant du nouveau tsar du Kremlin. » Pour agir en tant que tel, l’impérialisme aurait donc besoin d’un Poutine ? Ce n’est pas sérieux.

En attendant, l’ex-SU en appelle à la responsabilité des « militants du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux […] de soutenir la résistance de la nation ukrainienne opprimée. Pour arrêter cette guerre, il faut sanctionner le régime de Poutine et aider l’Ukraine à faire face à l’agression. »

Sur ces deux derniers points, l’impérialisme s’y emploie : les trains de sanctions s’enchaînent, ceux des livraisons d’armes aussi. Mais, et Biden le répète, ce n’est pas pour arrêter la guerre, c’est pour qu’elle dure ; pour montrer qui gouverne le monde et ce qu’il en coûte à la Russie de ne pas assez plier devant l’impérialisme.

L’ex-SU apporte son « soutien aux sanctions contre la Russie réclamées par la résistance ukrainienne ». Celui qu’on entend, jour après jour, réclamer armes et sanctions, c’est le président-chef de guerre Zelensky, qui incarne la résistance de « sa » nation. La position de l’ex-SU revient donc à s’aligner sur ce que veut l’homme de l’Amérique placé à la tête de l’État ukrainien.

L’ex-SU ne peut même pas ignorer que les sanctions qu’il soutient, ce sont moins les oligarques et dignitaires de la bureaucratie que les travailleurs de Russie qui en font les frais, comme ils font les frais de l’escalade guerrière que conduit l’impérialisme.

Quant à la « résistance de la nation ukrainienne opprimée », dont le texte fait grand cas, elle a été encadrée dès 2014 par des forces qui défendent les intérêts des ennemis des opprimés d’Ukraine : les paramilitaires d’extrême droite, la moyenne bourgeoisie affairiste, les oligarques locaux, les capitalistes occidentaux et, au-dessus d’eux, les puissances impérialistes, tous bénéficiaires et organisateurs de l’exploitation des travailleurs ukrainiens. Ceux-ci n’ont bien sûr rien à espérer d’une victoire de Poutine. Mais leur faire croire que, si le camp Zelensky-Biden l’emportait, cela pourrait ouvrir la voie à la fin de leur oppression, c’est les tromper, agir en ennemi des travailleurs.

L’ex-SU applaudit l’Otan et l’Union européenne

Le 24 mai, le Bureau exécutif a publié un nouveau texte, Guerre en Ukraine : solidarité avec la résistance ukrainienne, contre tous les impérialismes.

Il reprend les grandes lignes énoncées le 1er mars, avec encore moins de réserves quant au rôle de l’Otan. Ainsi, au chapitre « Notre position », lit-on : « Les Ukrainiens mènent une lutte de libération nationale contre l’invasion. Nous soutenons leur droit de résister, y compris militairement […] dans le contexte d’un nouveau conflit inter-impérialiste. Dans cette guerre, l’impérialisme occidental, représenté par l’Otan et l’UE, a pris parti et soutient financièrement et matériellement la résistance de l’Ukraine. Cela a clairement renforcé la résistance et amélioré ses perspectives. »

L’ex-SU a beau se dire contre tous les impérialismes, on le voit là dressé contre la Russie et indulgent pour le camp des États occidentaux lorsqu’ils arment et financent l’État ukrainien. Mais en quoi ce fait améliore-t-il les perspectives de la résistance ukrainienne ? L’aide de l’Europe et de l’Amérique a tellement renforcé la capacité militaire de l’État ukrainien que, de la défensive, il a pu passer à l’offensive. Lui et ses parrains peuvent considérer que cela renforce leurs perspectives. Mais quel mieux y a-t-il là pour les perspectives de la résistance populaire que vante l’ex-SU ? Des militants de la classe ouvrière peuvent-ils croire et faire croire qu’il faut bouter l’armée russe hors d’Ukraine, pour ensuite régler ses comptes avec le régime des oligarques que cette victoire aura renforcé et que l’Otan protégera ?

Si tel était le cas, il faudrait combattre pareille idée comme mortelle pour la classe ouvrière. Et d’autant plus fort qu’elle semble répandue même à l’extrême gauche en Ukraine. On l’entend dans une vidéo tournée en avril-mai7, où sont interviewés un syndicaliste et des militants d’extrême gauche engagés dans l’armée de Zelensky.

Que de jeunes ou moins jeunes militants se bercent de telles illusions, sous la pression d’une opinion que dominent les courants défensistes, bellicistes, nationalistes, n’a rien d’étonnant. Le rôle d’organisations qui ne subissent pas directement cette pression, et surtout d’une Internationale communiste révolutionnaire et internationaliste, serait précisément d’aider ces militants et jeunes révoltés par la guerre, par les injustices sociales, à ouvrir les yeux. Pour cela, il ne faudrait pas craindre de leur enseigner en particulier que le mouvement communiste s’est construit, durant le premier conflit mondial, en combattant les politiques national-chauvines et ceux qui les promouvaient : les chefs de la IIe Internationale, qui enchaînaient les travailleurs au char de guerre de leurs exploiteurs.

Au lieu de quoi, l’ex-SU ne dit rien qui contrarie les illusions des militants dont elle se revendique en Ukraine, en Russie ou ailleurs. Il leur chante leur chanson, à moins que ce soit l’inverse. Ce courant nous a tellement habitués à s’aligner de façon systématique sur des positions satisfaisant des milieux aux idées socialdémocrates ou reprenant ce qui est à la mode dans telle ou telle couche de la jeunesse, de l’intelligentsia, pour ne pas dire de la petite bourgeoisie, qu’il n’apparaît plus seulement comme suivant ces milieux-là. Il est devenu le reflet de ce que pense cette catégorie sociale qui refuse de prendre en compte l’opposition fondamentale entre la bourgeoisie et le prolétariat.

Dans le cas présent, on constate de quelles dérives politiques cela s’accompagne, quand l’ex-SU en arrive à trouver du positif dans l’intervention des puissances impérialistes d’Europe et d’Amérique dans le conflit en Ukraine.

On pourrait dire qu’en l’occurrence le Bureau exécutif, qui couvre de son autorité son opportunisme vis-à-vis du camp impérialiste, renoue avec l’attitude de ses ancêtres politiques. En effet, en 1940-1941, dans la France occupée par un impérialisme allemand plus puissant, on vit la plus importante section de la IVe Internationale, livrée à elle-même après qu’un tueur de Staline venait d’assassiner Trotsky, sombrer dans l’union sacrée avec ce qu’elle appelait « la bourgeoisie pensant français ». Cette section française dans sa quasi-totalité passa par-dessus bord tout ce que Trotsky avait tenté de lui enseigner, et garda tout ce qu’il avait combattu dans les jeunes organisations trotskystes, en cherchant à lier à la classe ouvrière des militants, certes courageux, mais baignant dans les milieux de la petite bourgeoisie réformiste et socialdémocrate. Aujourd’hui, on peut voir dans la façon dont les médias, les gouvernants et malheureusement l’ex-SU ont d’opposer le bon, l’agressé – l’Ukraine – et le méchant, l’agresseur – la Russie – la reprise d’un scénario usé. En effet, avant et durant la Deuxième Guerre mondiale, les staliniens, les sociaux-démocrates et d’autres avaient tout fait pour détourner la classe ouvrière de la révolution sociale. Dans ce but, ils lui avaient présenté, comme substitut à la lutte contre la bourgeoisie, le leurre de la lutte entre deux principes censés s’exclure et dont aurait dépendu le destin de l’humanité : la démocratie et le fascisme. Au nom de quoi, ils avaient déployé tous leurs efforts pour embrigader les travailleurs dans le camp dit de la démocratie, celui des États impérialistes français, anglais, américain, contre le camp de l’impérialisme allemand et de ses alliés. En ce sens, on peut dire que l’histoire bégaye.

De tout temps, la guerre a été une pierre de touche pour les révolutionnaires et leur programme. Dans les circonstances de la guerre de Poutine et de l’intervention impérialiste en Ukraine, on constate qu’en s’adaptant aux idées de divers courants de la petite bourgeoisie, l’ex-SU s’éloigne de plus en plus du camp de la révolution socialiste.

27 octobre 2022

1L’ex-SU cite comme membres le NPA et RSD, pas Sotsialny Roukh (SR) ; mais des groupes qui sont affiliés à l’ex-SU présentent SR comme « nos camarades ».

 

2Nous l’appelons ici ex-SU, nom sous lequel il est le plus connu. Pierre Frank, Ernest Mandel, Livio Maitan, Alain Krivine furent de ses dirigeants.

 

3Le texte de ces Déclarations figure sur le site de l’ex-SU.

 

4 La Déclaration de son Bureau exécutif, publiée dans sa revue Inprecor n°693 et datée du 31 janvier 2022, porte ce titre.

 

5La Résolution adoptée au dernier congrès de SR développe cette position, bien que les extraits publiés par L’Anticapitaliste (n° 633) n’en laissent rien paraître.

 

6Approuvant la défense de l’Ukraine par l’armée de Zelensky, SR mène aussi des actions humanitaires (aide alimentaire, vestimentaire aux réfugiés), ce qu’il donne en exemple de résistance populaire.

 

7On trouve la vidéo Ukraine – L’arme à gauche : des révolutionnaires dans la guerre sur la chaîne Youtube du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine (RESU).