La presque faillite de LTCM

Εκτύπωση
13 novembre 1998

L'actualité récente fournit un bel exemple de ce que sont les fonds spéculatifs. En octobre 1997, alors que l'on était en pleine crise asiatique, l'académie royale de Suède avait décerné le prix Nobel d'économie à des théoriciens américains des marchés financiers. Il s'agit de deux hommes, Robert Merton et Myron Scholes, et d'un certain Fisher Black qui n'a eu cette récompense qu'à titre posthume, qui ont développé une formule dite "de valorisation des options sur actions". Cette formule permettait paraît-il de jouer à coup sûr sur les marchés boursiers, bref de spéculer sans risque. Mise au point en 1973, la formule de Black-Scholes-Merton a permis paraît-il la mise au point d'un grand nombre de "produits financiers" et l'enrichissement de leurs possesseurs pendant vingt-cinq ans. Quant aux professeurs américains en question, du moins ceux encore en vie, elle leur vaut d'être associés et fondateurs d'une firme jusqu'à présent honorablement connue sur la place de New York. Il s'agit de la firme LTCM, Long Term Capital Management, "gestion à long terme des capitaux".

LTCM est un "hedge fund", ce qui en anglais signifie "fonds d'arbitrage", c'est-à-dire en fait un fonds d'investissements. Il réunit donc des capitaux et s'en sert pour spéculer. Mais ce n'est pas n'importe qui qui place des fonds chez LTCM, ce n'est pas la Caisse d'épargne. Il faut comme apport minimal 10 millions de dollars bloqués sur trois ans. Parmi les clients de LTCM, il y a même des institutions financières comme la Banque de Chine ou la Banque d'Italie, qui replacent donc une partie de leurs réserves auprès de ce fonds de placement spéculatif. Ainsi la banque d'Italie peut avoir à intervenir sur les marchés des changes pour défendre la lire, mais prête de l'argent à LTCM qui s'en servira peut-être pour spéculer contre elle... et lui reversera ensuite une partie du bénéfice ! Le monde des financiers ressemble parfois à une maison de fous, le malheur est qu'ils sont en liberté et qu'ils sont dangereux...

Toujours est-il que placer son argent chez LTCM, cela rapporte. Ainsi, tout en prélevant 2 % de frais de gestion et 25 % sur les profits, LTCM a encore rapporté à ses clients plus de 40 % en 1995 et en 1996. Hélas, en 1997, voilà qu'à cause de la crise asiatique LTCM n'a plus rapporté que du 17 % ! C'était vraiment le début de la fin...

Et en effet, malgré le prix Nobel de ses deux "théoriciens", on a appris le 23 septembre dernier que LTCM risquait la faillite à très court terme. LTCM n'avait que 4,7 milliards de dollars de capital. Mais, pour spéculer, la société s'était endettée pour 100 milliards de dollars et était engagée sur les marchés financiers pour 1 300 milliards de dollars, soit plus de 250 fois son capital propre et l'équivalent du Produit Intérieur Brut de la France ! Le Produit Intérieur Brut, rappelons-le, c'est le total des richesses, marchandises, services rémunérés produits à l'échelle du pays entre le 1er janvier et le 31 décembre. Pour un pays comme la France, c'est une somme égale à plus de cinq fois le budget de l'Etat lui-même. Voilà donc à combien se montaient les engagements de LTCM, c'est-à-dire d'un seul fonds d'investissements de Wall Street.

Le métier d'une firme comme LTCM, c'est en effet de spéculer avec de l'argent qu'elle n'a pas, en prenant des options sur des achats d'actions qu'elle ne payera que plus tard, à terme, avec le bénéfice qu'elle aura fait entre temps en les revendant avant de les avoir payées. C'est de la cavalerie, et bien des escrocs ne font pas pire, et au moins eux ne manipulent pas des sommes aussi considérables. Reste que cette cavalerie ne marche que jusqu'au jour où le marché se retourne, et c'est justement ce qui s'est produit en septembre dernier.

Heureusement, les dirigeants de cette entreprise de gestion de fonds spéculatifs ont des amis. Sur l'initiative du président de la réserve fédérale de New York, c'est-à-dire en fait de la banque centrale américaine, quinze grandes banques internationales se sont cotisées pour éviter la faillite. Signalons que la Société Générale est sur les rangs avec 125 millions de dollars, ainsi que le Crédit Agricole et Paribas pour 100 millions de dollars chacun.

Cette belle solidarité des banques s'explique par la crainte que la faillite d'une maison de titres de New York n'entraine d'autres faillites en chaîne. Le président de la réserve fédérale a justifié ce sauvetage, auquel il a présidé même s'il n'a pas engagé de fonds publics, en disant qu'une faillite de LTCM "aurait posé des risques inacceptables pour l'économie américaine". Evidemment, brader les 200 milliards de dollars de portefeuille de LTCM dans le climat de panique financière de ce mois de septembre 1998 risquait de généraliser encore la panique.

Or, ce que craignent le plus les dirigeants politiques des quelques Etats qui dominent la planète, les dirigeants du FMI, ceux des grandes banques internationales, c'est une panique financière qui se généraliserait et déboucherait sur un krach généralisé, incontrôlable, sur des faillites en chaîne des plus grandes institutions financières dont le résultat pourrait être la paralysie générale de l'économie.

Les fameuses "créances douteuses" ne resteraient pas dans ce cas la spécialité du Japon. Si la crise se généralisait, ce serait même tout l'édifice du système financier qui apparaîtrait comme reposant sur des montagnes de papier sans valeur, et cela pourrait signifier qu'une crise catastrophique, du type de celle que connaissent aujourd'hui les pays du Sud-Est asiatique, toucherait cette fois des pays industrialisés jouant un rôle central dans l'économie capitaliste, comme les Etats-Unis, les pays d'Europe ou le Japon, un peu comme la crise que l'on a connue après 1929. Et plutôt que de risquer cela, les dirigeants américains préfèrent donc trouver des fonds pour garantir leur mise aux spéculateurs !

Reste qu'on voit là les limites de la fameuse formule magique permettant de spéculer en gagnant à tout coup. Au Japon, à la suite de la crise asiatique, on a assisté dès la fin de 1997 à la faillite spectaculaire de gros fonds d'investissements de Tokyo, comme Yamaichi Securities et Sanyo Securities, qui ont dû reconnaître qu'ils ne pouvaient plus rembourser leurs clients ni honorer leurs dettes. Là aussi, évidemment, l'Etat et les banques sont rapidement intervenus pour le faire à leur place, quitte à reprendre à leur charge encore quelques "créances douteuses" de plus.

D'ailleurs, les partenaires occidentaux du Japon, inquiets de la propagation de la crise financière, ne cessent de s'inquiéter de ces fameuses "créances douteuses" des banques japonaises et incitent le gouvernement de Tokyo à y mettre de l'ordre. Ils exercent leur pression sur l'Etat japonais pour qu'il utilise ses réserves pour éponger les dettes des banques, comme l'Etat français l'a fait avec le Crédit Lyonnais. C'est d'ailleurs ce que fait le gouvernement japonais.