États-Unis - Un peu de lumière sur l'"armée de l'ombre"

Εκτύπωση
Septembre-Octobre 2004

Ce texte est la traduction d'un article tiré du journal Class Struggle, édité par l'organisation trotskyste américaine The Spark.

En avril dernier, quatre employés de la société Blackwater Security Consulting, anciens commandos des Forces spéciales américaines, étaient tués à Falloujah et leurs corps mutilés suspendus à un pont. Quelques jours plus tard, d'autres employés de la même entreprise, chargés de garder le quartier général de l'Autorité provisoire de la coalition à Nadjaf, étaient engagés dans une bataille rangée et les hélicoptères de Blackwater venus les ravitailler essuyaient le feu des combattants positionnés dans le secteur. Peu après, éclatait le scandale de la prison d'Abou Ghraib: deux salariés, employés respectivement par une entreprise sous-traitante de Titan Corporation et par CACI International, étaient accusés d'avoir non seulement participé à des exactions, mais d'avoir apparemment organisé certaines d'entre elles; un troisième était accusé d'avoir violé un adolescent à l'intérieur de la prison. Le scandale prenant de l'importance, on a fini par apprendre que deux des principaux responsables des prisons de la coalition étaient employés par des entreprises privées spécialisées dans les activités militaires et qu'ils avaient occupé des postes similaires dans des prisons américaines gérées par des compagnies privées (dans les états de service qui leur ont valu d'être envoyés en Irak figuraient les postes de responsables qu'ils avaient occupés dans les prisons américaines -postes dont ils avaient dû démissionner à la suite de gros scandales provoqués là aussi par la brutalité qu'ils y faisaient régner).

Ce qui avait été en grande partie ignoré jusque-là par la presse s'étalait à la une: l'armée américaine en Irak avait largement recours aux services de prétendues "entreprises militaires privées" qui lui fournissaient ce que le New York Times a appelé des "soldats de l'ombre", et qu'on appelle aussi des mercenaires.

Coalition des "volontaires": les plus volontaires sont ceux qu'on paye pour l'être

Le Pentagone affirme ne pas savoir exactement combien de contrats il a signés avec des entreprises militaires privées ni combien de mercenaires sont aujourd'hui sous contrat en Irak (malgré les 500milliards de dollars dont dispose le Pentagone chaque année, celui-ci manque apparemment de calculettes!). L'administration Bush a tout fait pour maquiller la vérité: il n'y a pas de comptabilité centralisée de ces contrats, dont certains ont été passés par des agences gouvernementales distinctes des forces armées ou du Pentagone. Par exemple, une multitude de contrats ont été conclus par l'Autorité provisoire de la coalition avant qu'elle ne disparaisse. D'autres l'ont été par l'armée ou les services de renseignements avec des entreprises britanniques. Des compagnies pétrolières, des entreprises du bâtiment ou des médias ont eu recours à des sociétés militaires privées, payées par les États-Unis avec les fonds destinés à la "reconstruction" de l'Irak. Toute une ribambelle d'agences gouvernementales sont impliquées dans ces affaires. Par exemple, l'entreprise privée dont les employés interrogeaient les détenus de la prison d'Abou Ghraib avait un contrat pour la fourniture de services informatiques, conclu par un bureau du ministère de l'Intérieur situé en Arizona -le ministère de l'Intérieur est normalement chargé de la gestion du foncier public et des ressources qui peuvent s'y trouver (mais peut-être Bush a-t-il l'intention de transformer l'Irak en 51e État des États-Unis?).

Cependant, on sait que les États-Unis ont signé une cinquantaine de contrats avec des compagnies privées chargées de fournir des troupes et des services de type militaire en Irak et que celles-ci ont souvent sous-traité une partie du travail à d'autres entreprises. Selon certains observateurs compétents, notamment des militaires, il y avait en Irak, au mois d'avril, entre 15000 et 20000 personnes employées par ce type d'entreprises. L'Autorité provisoire elle-même estimait, avant sa disparition fin juin, que ce nombre pourrait atteindre les 30000 avec le "transfert de souveraineté" aux autorités irakiennes. Et ces chiffres n'incluent pas les dizaines de milliers de personnes qui travaillent en Irak dans le secteur du bâtiment et des travaux publics.

Les États-Unis disposent aujourd'hui de 140000soldats en Irak. La deuxième force présente sur le terrain n'est pas, comme l'aurait souhaité Bush, la Grande-Bretagne, mais celle que représente l'ensemble des entreprises militaires privées. Une seule d'entre elles, Global Risk Management, a des effectifs supérieurs à ceux d'une trentaine de pays participant à ce qu'on appelle "la coalition des volontaires".

Pas seulement la cantine

Quand on parle d'entreprises privées travaillant pour l'armée, on pense immédiatement à des cuisiniers faisant la tambouille des soldats ou à des techniciens civils enseignant aux militaires le maniement d'armes sophistiquées. Il y a, bien sûr, des personnes qui occupent des emplois de ce type en Irak, mais on trouve bien autre chose aussi. Les entreprises militaires privées sont présentes partout: ravitaillement, maintenance des avions et des systèmes d'armement ultramodernes (mais il arrive aussi que les contractuels civils se retrouvent carrément aux commandes), sécurité militaire, recrutement d'informateurs irakiens, collecte et analyse de renseignements (à Abou Ghraib, ce sont des employés d'une entreprise privée qui effectuaient les "interrogatoires" des détenus que des soldats de l'armée régulière préparaient en brutalisant).

Ces entreprises sont, par exemple, chargées de la sécurité de l'aéroport de Bagdad, des ministères irakiens, des bâtiments gouvernementaux, des ambassades américaine et britannique et de la "zone verte" du centre-ville où sont concentrées les troupes américaines. PeterW. Singer, membre de l'Institut Brookings, spécialisé dans les études militaires, décrit leur travail comme suit: "Quelquefois, leur fonction est désignée par un euphémisme; on parle de "sécurité privée" pour que ça paraisse moins militaire. Mais il ne s'agit pas de gardiens comme ceux qui arpentent nos centres commerciaux. Il s'agit ici de personnes ayant des formations militaires, disposant d'armes militaires dans une zone de guerre et prêtes à riposter à des menaces de type militaire". Il est peut-être officiellement interdit aux entreprises militaires privées d'entreprendre des actions militaires "offensives", mais en temps de guerre, en particulier aujourd'hui en Irak, il n'y pas de différence très nette entre la défensive et l'offensive. Il s'agit en réalité de forces combattantes. Sinon, pourquoi les entreprises de "sécurité privée" iraient-elles chercher leur personnel parmi les anciens des Forces spéciales américaines, des SAS britanniques ou des dictatures militaires -par exemple, des baroudeurs ayant servi sous le général Pinochet au Chili ou sous le régime de l'apartheid en Afrique du Sud?

L'entreprise DynCorp a obtenu un contrat la chargeant non seulement de former la police irakienne, mais aussi de la recruter. Le contrat pour la formation de la nouvelle armée irakienne a été remporté par Vinnell, qui l'a ensuite sous-traité à une autre entreprise. Le contrat relatif à la formation des forces paramilitaires irakiennes, celles qui gardent les installations pétrolières, est allé à Erinys. C'est logique, après tout. Certaines de ces entreprises ont l'expérience de ce genre de travail et ont déjà entraîné des soldats. Elles ont notamment participé à la formation des troupes américaines dans le désert koweïtien et participé à l'élaboration de stratégies et de plans de bataille avant l'invasion.

La plus connue de ces entreprises est bien sûr Kellogg, Brown&Root (KB&R), filiale de Halliburton, qui a obtenu en 2002 un contrat de dix ans pour la fourniture de prestations logistiques à l'armée -fourniture d'eau, nourriture, abris, courrier, cuisine roulante, blanchisserie, indispensables au bon fonctionnement d'une armée, et transport de toutes ces fournitures ainsi que des carburants et des munitions durant les combats. Certains contractuels de KB&R ou de ses filiales sont américains, comme cet éleveur ruiné, originaire du Mississipi, qui s'était engagé comme conducteur de camion ravitailleur parce que c'était bien payé et dont la presse a parlé (il a été pris comme otage et détenu trois semaines avant de retrouver la liberté). Mais beaucoup viennent de pays du tiers-monde, comme l'employé philippin capturé puis relâché en juillet ou les sept camionneurs enlevés peu après -trois Indiens, trois Kényans et un Égyptien. Embauchés par une multitude de sous-traitants de Halliburton, ils sont moins bien payés que les personnes engagées aux États-Unis -mais touchent des salaires bien supérieurs à ce qu'ils pourraient espérer dans leur pays. On estime à 4000 le nombre de Philippins travaillant pour les fournisseurs des bases militaires américaines en Irak. L'Inde n'a pas envoyé de soldats comme le lui demandait Bush, mais 500anciens soldats de l'armée indienne ont signé les contrats que leur proposaient les chasseurs de têtes des entreprises américaines et travaillent comme "agents de sécurité" en Irak.

Ces entreprises vivent leur propre vie en Irak et ne sont pas vraiment sous le contrôle de l'armée -comme l'a montré le récent contrat accordé à Aegis Defense Services, entreprise chargée de coordonner les services de sécurité des différents prestataires au service de l'armée. Il est révélateur de constater que ces entreprises ont senti le besoin de se regrouper et d'établir leur propre réseau de renseignements.

Les "chiens de guerre" écument la région

C'est la guerre en Irak qui a attiré l'attention sur le remplacement de l'armée par des entreprises privées, mais il faut dire que le phénomène existe ailleurs qu'en Irak. Aux États-Unis, ce ne sont plus simplement les tâches administratives, jusque-là faites indifféremment par des militaires ou des civils, qui sont dorénavant confiées à des entreprises privées. Tous les services sont concernés: nourriture, divertissement, logement, blanchisserie, surveillance des bases -même la fourniture de services médicaux aux familles de militaires a été confiée à des sociétés privées.

Et ce n'est pas tout. Ce sont des entreprises privées qui gèrent les bureaux de recrutement de l'armée et sélectionnent leur personnel. D'autres s'occupent de la formation des officiers de réserve dans 200universités américaines. D'autres encore entraînent les Forces spéciales et forment les soldats à la lutte contre la guérilla. D'autres enfin sont chargées du fonctionnement des systèmes de renseignement et de communications de l'état-major de la région Nord à Cheyenne Mountain -l'état-major qui détient la responsabilité de lancer les missiles nucléaires enfouis dans les plaines du nord-ouest du pays.

C'est une entreprise privée qui a été chargée d'autoriser les contrats pour l'armée; une autre de contrôler la bonne exécution des contrats; et une troisième, Military Professional Resources Incorporated (MPRI), de rédiger pour l'armée les règles qui régissent les relations entre les entreprises privées et l'armée.

Au cours des dernières années, les États-Unis se sont beaucoup appuyés sur des entreprises privées pour leurs opérations à l'étranger. Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, les États-Unis ont versé plus de 1,2milliard de dollars à des entreprises comme DynCorp et Northrop Grumman pour venir en aide au gouvernement colombien en guerre contre les guérilleros et les paysans, sous prétexte de lutte contre la drogue. DynCorp se livrait à des activités similaires au Pérou en 1992, quand un de ses avions a été abattu. En 1994, MPRI a entraîné l'armée croate en vue de l'"opération Orage" qui s'est déroulée en 1995 et qui s'est terminée par le déplacement de civils serbes et le massacre de nombre d'entre eux. Dans un effort pour "équilibrer la donne" avant les pseudo-accords de paix de Dayton, les États-Unis ont demandé à MPRI de faire la même chose du côté bosniaque, aux frais de l'Arabie saoudite, du Koweït, du Brunei et des Émirats arabes unis, mais sous contrôle du département d'État américain. En 2000, Brown&Root (avant sa fusion avec Kellogg) avait été chargé par le gouvernement des États-Unis d'aider la Russie à démanteler ses missiles intercontinentaux à tête nucléaire.

Des mercenaires cotés en bourse

Évidemment, l'armée a toujours eu recours à des civils, y compris sur le champ de bataille, lors des combats. Au plus fort de la guerre du Vietnam, par exemple, alors que la population américaine était de plus en plus opposée à la guerre, l'administration Johnson avait réussi à s'en tenir au chiffre global maximum autorisé de 3,55 millions de soldats -dont 531000 au Vietnam- grâce à la sous-traitance. Le département de la Défense employait alors 80000civils, dont 4000 sous contrat avec Vinnell, chargés du soutien logistique, libérant ainsi des soldats pour les opérations de combat.

Cela fait longtemps que le gouvernement américain a recours à des mercenaires grâce à des fonds secrets et qu'il les utilise pour renverser des gouvernements ou pour mener des combats qu'il préfère ne pas rendre publics pour des raisons politiques -par exemple, les incursions de l'armée américaine au Laos et au Cambodge, les magouilles entourant la vente secrète d'armes à l'Iran pour financer les "contras" du Nicaragua, et les aides financières et logistiques à Oussama Ben Laden lors de la guerre entre l'Afghanistan et l'Union soviétique.

D'autre part, cela fait maintenant des décennies que des entreprises à caractère militaire proposent, par exemple, des services dits de "sécurité" aux régimes que les États-Unis soutiennent, comme l'Arabie saoudite, ou aux grands groupes impérialistes qui s'accaparent les richesses du monde entier. En Angola, les grandes sociétés pétrolières et minières des États-Unis et d'autres pays impérialistes auraient utilisé les services de 80entreprises de sécurité tout au long des deux décennies de guerre civile qu'elles ont elles-mêmes contribué à créer. Ces entreprises se sont en fait développées grâce à des situations comme celle de l'Angola.

L'étendue des tâches purement militaires que l'armée américaine confie à des entreprises privées est importante.

Ces entreprises ne sont plus des sociétés inconnues, plus ou moins marginales. Nombre d'entre elles sont cotées en Bourse et prospèrent de façon tout à fait légale en fournissant un travail à caractère militaire à d'anciens soldats et autres mercenaires. L'armée américaine ne se contente pas simplement de se débarrasser des tâches qui ne l'intéressent pas auprès des mercenaires du privé; elles les confient à de grandes entreprises qui emploient et gèrent les mercenaires en question.

Quelques-unes des 500 plus grandes entreprises recensées par le magazine Fortune ont fait leur entrée dans le secteur, comme la société ITT, qui a obtenu un contrat pour la fourniture d'agents de sécurité armés aux établissements américains à l'étranger. D'autres se sont contentées d'acheter des entreprises spécialisées dans le militaire et de les ajouter à leur patrimoine. Ainsi, Computer Sciences a acheté DynCorp; Northrop Grumman, le fabricant d'armements, a mis la main sur Vinnell; et L-3Communications s'est offert MPRI.

Lors de l'acquisition de MPRI, en 2000, le président-directeur général de L-3 déclarait: "MPRI est une entreprise en plein développement qui dispose de solides marges bénéficiaires et d'avantages compétitifs qu'on ne trouve dans aucune autre entreprise de formation, et ses services sont complémentaires de nos produits. De plus, cette entreprise est à la pointe de deux dynamiques positives qui agitent l'industrie de la défense. L'armée américaine privatise nombre de ses tâches... MPRI est aussi présente sur le front international où un climat politique changeant a accru la demande de certains types de services... Ces programmes sont appelés à se développer et nous offrent de nouvelles perspectives."

En y changeant un mot ou deux, ce discours aurait pu être écrit pour un Bill Gates s'exprimant sur l'absorption par Microsoft d'une énième petite entreprise pleine d'avenir.

Sous-traiter la logistique -et le reste

En 1991, le vice-président Dick Cheney accordait à Brown&Root un contrat de neuf millions de dollars pour étudier comment utiliser au mieux les services des entreprises privées afin de remplacer les soldats d'active. Brown&Root, une filiale de Halliburton, avait travaillé pour l'armée américaine lors de la première guerre du Golfe. Un an seulement après avoir obtenu le contrat la chargeant d'étudier la question, Brown&Root signait le premier contrat quinquennal du "programme pour la croissance du secteur civil dans le domaine logistique" (LOGCAP, Logistics Civil Augmentation Program).

Le contrat LOGCAP est un contrat de mise à disposition permettant à l'armée de faire appel en cas de besoin au soutien logistique de l'entreprise pour ses opérations sur le terrain, y compris les combats. En échange, Brown&Root facture à l'armée l'ensemble de ses "coûts", auxquels vient s'ajouter une prime allant de 1 à 9% du total. Il s'agit des fameux contrats dits "cost-plus" (remboursement des coûts plus intéressement), que la "reconstruction" de l'Irak a multipliés. Ce contrat LOGCAP aurait rapporté 2,5milliards de dollars à Halliburton. C'est grâce à ce contrat que Brown&Root, puis Kellog Brown&Root, a vraiment pris son essor et que Halliburton, qui était jusque-là une entreprise relativement modeste du secteur pétrolier et du bâtiment, est devenue une des grandes de la scène économique. Après la défaite de Bush père face à Clinton, Cheney fut nommé président-directeur général de Halliburton.

Mais il ne faut pas croire que tout cela n'était qu'une manœuvre de plus de la part du petit groupe entourant la famille Bush. La privatisation de nombreuses tâches effectuées jusque-là par les forces armées elles-mêmes a été le fait des deux partis qui se sont succédé au pouvoir, républicain comme démocrate. Si ses débuts remontent aux années Reagan-Bush, c'est durant la présidence de Clinton qu'elle a pris son envol. Et quand les Républicains sont revenus à la Maison Blanche, Rumsfeld a simplement continué à appliquer les plans élaborés par l'administration Clinton.

Entre 1994 et 2002, le département de la Défense a conclu quelque 3100 contrats pour une valeur de plus de 300milliards de dollars avec des entreprises militaires privées basées aux États-Unis et chargées de fournir des services ou du personnel à l'armée américaine. Ces chiffres, que nous devons uniquement aux recherches tenaces de quelques journalistes et universitaires, sont antérieurs à la guerre contre l'Irak qui a véritablement fait décoller le secteur. Nous ignorons donc ce qu'il en est réellement aujourd'hui. Selon une étude de l'Institut Brookings, le chiffre d'affaires mondial du secteur militaire privatisé serait de plus de 100milliards de dollars, bien qu'il soit d'autant plus difficile de distinguer ce secteur de celui des armes que les entreprises militaires privées sont souvent filiales d'entreprises d'armement.

Il y a eu de profonds changements depuis que Brown&Root ont étudié la question il y a treize ans. Au cours de la guerre du Golfe, on comptait environ 2% de civils travaillant pour l'armée; 1% étaient employés directement par l'armée et 1% par des entreprises militaires. Aujourd'hui, il y a au moins un contractuel civil pour dix soldats américains ou britanniques en Irak, voire un pour huit -et ce taux est en constante augmentation.

Quand le Congrès a demandé au Pentagone qu'il lui fournisse des chiffres, celui-ci a éludé toute réponse précise, indiquant qu'en 2001 les forces armées avaient donné en sous-traitance de 125000 à... 605000 emplois. Quand on sait que l'armée comptait moins de 1,4million de soldats d'active en 2001, on a tout de même une idée de l'ampleur des changements.

Les grandes entreprises: toujours à l'affût des bonnes affaires

La tendance à sous-traiter le travail fait auparavant par les militaires eux-mêmes ne doit pas surprendre. Elle s'inscrit dans la tendance générale à la privatisation et à la sous-traitance qui affecte tous les services gouvernementaux. La poste, de nombreux services sociaux, les prisons, la police, les hôpitaux publics, les hôpitaux psychiatriques, l'éclairage urbain, l'adduction d'eau, le traitement des eaux usées, les transports collectifs et même l'école ont tous été touchés par la sous-traitance, voire privatisés.

Tôt ou tard, il était naturel que soient touchées à leur tour les activités militaires -d'autant qu'il existait déjà des liens amicaux entre la hiérarchie militaire et les grandes entreprises fabriquant des véhicules, des avions, du matériel militaire, des armes, des munitions, des ordinateurs, des uniformes, du matériel de protection, etc.

Les arguments utilisés pour justifier la sous-traitance par les forces armées sont les mêmes que ceux utilisés quinze ans plus tôt pour confier certains services publics et sociaux au secteur privé.

En 1997, par exemple, la département de la Défense publiait un document signé de WilliamS. Cohen, secrétaire à la Défense de Clinton, sous le titre révélateur de La stratégie des entreprises pour la Défense au XXIesiècle. Celui-ci y écrivait crûment: "La présente initiative pour une réforme de la Défense reflète les vues de nombreux chefs d'entreprise qui ont restructuré ou dégraissé leurs groupes et qui ont non seulement survécu, mais ont prospéré dans un marché en évolution rapide". Les forces armées étaient incitées à adopter les "meilleures pratiques" du monde des affaires et à confier une partie de leurs tâches au secteur privé. Cohen soulignait cet objectif de la façon suivante: "Il faut éliminer, réduire les structures en excédent pour libérer des forces et se concentrer sur le cœur de métier" .

L'entreprise privée est censée être plus "performante". Bien que la preuve du contraire ait été faite, les défenseurs de la privatisation continuent à répéter cet argument. Il a été utilisé par les autorités scolaires pour confier tout ou partie du système éducatif à des entreprises privées; par les autorités municipales pour privatiser la fourniture d'eau potable; par le gouvernement fédéral pour proposer la privatisation de la Tennessee Valley Authority qui gère l'eau et l'électricité sur un vaste territoire -et qui n'aurait jamais vu le jour s'il avait fallu s'en remettre au secteur privé.

Performante, l'entreprise privée? Ses seules performances, on les trouve dans la production de profits. Il y a tout d'abord les profits des entreprises qui font le travail -et ces profits peuvent être considérables. Mais le plus souvent, les appels à privatiser servent de prétexte à la diminution des services gouvernementaux qui se dégradent au fur et à mesure que l'argent public prend le chemin des coffres des grandes entreprises sous forme de contrats, d'exemptions fiscales ou de subventions directes.

Faire des profits et beaucoup d'autres choses encore

Procurer de nouveaux profits aux entreprises privées a peut-être été la première motivation des récentes privatisations dans le domaine militaire, mais la bourgeoisie impérialiste, son État et les politiciens à leur service y ont trouvé des avantages aussi sur le plan politique et social.

Tout d'abord, le recours aux entreprises militaires privées a permis aux États-Unis d'intervenir dans un certain nombre de "petits" conflits qui ont fait rage dans les pays sous-développés au cours de la période récente sans que cela provoque de problèmes à l'intérieur du pays. La réaction de la population américaine quand un hélicoptère Blackhawk a été abattu en Somalie en 1993 et que des combattants somaliens ont manifesté leur joie devant les cadavres des membres de l'équipage a montré que ce qu'on appelle le "syndrome du Vietnam" n'avait pas disparu, bien au contraire. L'administration Clinton a continué d'intervenir après les événements de Somalie, conduisant de fait les opérations militaires les plus importantes depuis la fin de la guerre du Vietnam, mais en ayant recours à des entreprises militaires privées plutôt qu'aux forces armées américaines ou en renforçant les troupes déjà sur le terrain avec du personnel recruté par ces entreprises. Ses interventions sont ainsi apparues comme négligeables, voire inexistantes. Qui a remarqué que les États-Unis étaient engagés dans des guerres petites et grandes en Croatie, en Bosnie, en Macédoine et au Kosovo; ou au Pérou et en Colombie; ou encore au Rwanda, en Angola et au Soudan? La sous-traitance d'une bonne partie de ces interventions a été un moyen pour la bourgeoisie d'éviter de payer, sur le plan intérieur, la totalité du coût politique des guerres que mène son État.

Un porte-parole de l'une des entreprises utilisées par Clinton pendant cette période a bien résumé cette politique: "Quand les choses tournent mal, ils nous appellent. Nous faisons le sale boulot qu'ils ne veulent pas faire eux-mêmes".

À partir d'août 2003, les États-Unis ont été en mesure de retirer une partie de leurs troupes d'Irak, en les remplaçant par le personnel des entreprises privées. Pendant un certain temps -au moins jusqu'en février 2004, quand les États-Unis ont changé d'avis et commencé à envoyer de nouvelles troupes sur place-, l'administration Bush pouvait donner l'impression que la guerre allait en s'apaisant. Encore aujourd'hui, l'administration Bush peut cacher certains aspects de la guerre en utilisant les services du privé. Le fait que 100contractuels civils aient été tués a permis à l'armée américaine de rester longtemps sous la barre des 1000 morts.

Avec le développement de ces entreprises militaires privées, le gouvernement américain dispose maintenant de réserves militaires facilement mobilisables dans le monde entier, en particulier dans les pays du tiers-monde. Les impérialismes d'autrefois se renforçaient en intégrant les soldats venus des colonies à leur propre armée; les États-Unis font de même en ayant recours aux entreprises militaires privées.

Enfin, le développement de ces entreprises et des forces paramilitaires qu'elles recrutent donne à l'État bourgeois la possibilité de les utiliser à l'intérieur du pays en cas de mobilisation sociale ou d'importants mouvements de grève, les milices privées complétant les forces armées officielles de la bourgeoisie -ou y suppléant. Au cours des dernières années, plutôt que de faire appel à la garde nationale ou à la police locale pour briser les grèves dures, les autorités ont préféré recourir à des entreprises de sécurité, émules de la célèbre société Pinkerton qui avait constitué, au début du XXe siècle, une véritable force paramilitaire d'intervention contre les grandes grèves de mineurs et de cheminots. De plus, dans certaines circonstances, les forces paramilitaires créées par ces entreprises pourraient être utilisées par des patrons individuels, comme le fit Henry Ford avec les voyous de la Black Legion pour empêcher les ouvriers de ses usines de se syndiquer.

Mécontents de leur propre création

Au début de ce processus, la hiérarchie militaire semblait favorable à la privatisation et à la sous-traitance. Les généraux, qui sont liés aux grandes entreprises et qui espèrent parfois y trouver de juteuses sinécures à l'heure de la retraite, en étaient les plus fervents défenseurs. Ils parlaient de la nécessité de diminuer les coûts afin de dégager des sommes supplémentaires pour les systèmes d'armement et répétaient l'argument du Pentagone disant que les militaires devaient se concentrer sur le "cœur de métier". Des divergences ont cependant commencé à apparaître au début des années quatre-vingt-dix, au sujet justement de ce qui constitue le "cœur de métier" de l'armée.

Alors que les états-majors commençaient à traîner les pieds en matière de sous-traitance, l'administration de Bush père, puis celle de Clinton et enfin celle de Bush fils ont, année après année, demandé au Congrès de diminuer le nombre maximum autorisé de membres des forces armées, ce qui se traduisait par de nouveaux contrats de sous-traitance. Pendant les quinze années qui ont suivi la fin du conflit vietnamien, les effectifs étaient d'environ 2,1millions. Mais en 1990, le total autorisé était ramené sous ce chiffre pour la première fois, puis sous 2millions l'année suivante. C'était le début d'une spirale qui devait se traduire par une chute du nombre de soldats, due non pas à des problèmes de recrutement, mais aux limites imposées en la matière par le Congrès. En 2001, les forces armées comptaient moins de 1,38 million de personnes. L'infanterie elle-même subissait d'importantes diminutions d'effectifs, passant de près de 800000soldats dans la période qui a suivi la guerre du Vietnam à 481000 en 2001.

L'armée se faisait bel et bien marcher sur les pieds et beaucoup de généraux en étaient mécontents. À partir de 1996, les revues consacrées aux affaires militaires ont commencé à se faire l'écho de deux types de critiques: certains disaient que la réduction des effectifs allait affaiblir l'armée, et d'autres que les entreprises privées n'étaient pas entièrement fiables sous le feu ennemi. Un avertissement, rapporté par Aerospace 2000, est révélateur de cet état d'esprit: "Si la grande expérience lancée par nos leaders nationaux devait faire faillite en temps de guerre, les conséquences pourraient en être incalculables". Officiellement, le corps des officiers commençait à prôner la "modération" en matière de sous-traitance et à réclamer des effectifs accrus. En privé, puis de plus en plus ouvertement, ils réclamaient la tête de Clinton. Mais quand Rumsfeld, à peine nommé au poste de secrétaire à la Défense, a annoncé qu'il allait encore réduire les effectifs de 200000personnes, il a été accusé à son tour de vouloir "casser l'armée".

Les militaires ont commencé à faire la liste des problème causés par les entreprises privées. Une société qui n'avait aucune expérience antérieure en matière de soins médicaux, ne disposait d'aucun centre médical et employait des personnes sans expérience comme infirmiers et infirmières avait obtenu le contrat de fourniture de services médicaux aux familles du personnel basé aux États-Unis, créant un climat de révolte dans pratiquement toutes les bases du pays. DynCorp, qui avait obtenu le contrat d'entretien des hélicoptères de l'armée, était accusée d'avoir embauché des personnes sans expérience préalable pour réparer ces délicats engins. Personne ne le disait ouvertement, mais DynCorp était soupçonnée d'être à l'origine de la vague d'écrasements au sol qui avait touché les hélicoptères de l'armée.

Alors quand, dans les premières semaines de la guerre, les responsables de KB&R ont interrompu le ravitaillement des troupes en Irak parce que ça commençait à chauffer, c'est comme s'ils avaient agité un chiffon rouge devant un taureau. KB&R avait suspendu ses opérations, laissant les soldats en première ligne sans ravitaillement. Cette société, dont le vice-président des États-Unis a été le dirigeant, menaçait même de retirer son personnel d'Irak à un moment délicat des premiers combats, ce qui aurait laissé les militaires sans défense. KB&R en avait le droit. Les entreprises privées ne sont pas soumises à la discipline militaire, comme l'avaient souligné les militaires eux-mêmes, et KB&R l'a à nouveau prouvé en avril dernier quand elle a arrêté ses opérations, refusant pendant une semaine que son personnel achemine du matériel, même prioritaire.

Les généraux ont découvert les problèmes que peuvent causer la privatisation et la sous-traitance -y compris à l'armée.Eh bien, que les généraux se lamentent. Ils n'ont après tout que ce qu'ils méritent. Ils se croyaient sans doute intouchables et investis d'une mission sacrée et même essentielle au fonctionnement du système. Et il est certain que l'armée est un des rouages essentiels du capitalisme; c'est elle qui permet au capital américain d'étendre son emprise au monde entier. Mais le capitalisme est un système complètement irrationnel -prêt à détruire pour faire des profits y compris ce qui est essentiel à son propre fonctionnement.

25 juillet 2004