Comment le suffrage universel a fini par ne plus avoir de sexe...

چاپ
10 novembre 1995

Aujourd'hui, par rapport à ces années où la femme était officiellement un être mineur, on peut avoir l'impression qu'il s'agit d'une époque lointaine. Et les acquis des luttes pour les droits des femmes paraissent sans doute à beaucoup de jeunes faire partie de leur environnement normal. La contraception, par exemple, est largement entrée dans les moeurs. Les couples vivant en dehors du mariage sont chose courante. Les diktats de la société sur la tenue vestimentaire des filles sont une vieille lune.

Pourtant, cette égalité en droit n'est pas si vieille, et faut-il le préciser, la France n'a pas occupé le peloton de tête des nations en ce domaine.

Le vingt-cinquième anniversaire de la mort de de Gaulle a par exemple été une occasion d'entendre réaffirmer que c'est grâce à lui que les femmes avaient obtenu le droit de vote au lendemain de la guerre, comme si le fait de décider que les Françaises pourraient désormais voter, droit qu'elles exercèrent pour la première fois aux élections municipales de 1945, avait constitué un exploit remarquable.

Il y avait déjà plus de 75 ans que l'Etat du Wyoming, aux USA, avait inscrit le droit de vote des femmes dans sa législation. Et en ce qui concerne l'Europe, bien des pays avaient pris cette décision avant la France.

Dans la Russie de 1917 secouée par le révolution, le gouvernement provisoire avait, dès juillet 1917, décrété les femmes électrices et éligibles. En Allemagne, après la chute du régime impérial, en pleine révolution aussi, les femmes avaient obtenu l'égalité des droits politiques le 30 novembre 1918.

Il faut sans doute aussi mettre à l'actif de la vague révolutionnaire qui secouait alors l'Europe le fait que les Etats européens nouvellement créés par le traité de Versailles, la Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, reconnurent les droits politiques aux femmes.

Les Anglaises, de leur côté, avaient obtenu le droit de vote en 1918, avec des restrictions d'âge cependant (supprimées en 1928), et l'ensemble des Américaines en 1920.

Ces années-là avaient aussi vu la Turquie émerger des décombres de l'empire ottoman vaincu, sous la forme du nouvel Etat dirigé par le nationaliste radical Mustafa Kémal, qui se voulait modernisateur et résolument laïc. Et c'est ainsi que les femmes turques ont eu le droit de voter, à égalité avec les hommes, en 1934, dix ans avant les femmes de la "grande démocratie" française.

Les femmes espagnoles également avaient obtenu ce droit élémentaire, en 1931, après l'effondrement de la monarchie.

Bref, les gouvernants français de 1945 n'avaient pas tellement à se vanter : ils faisaient plutôt figure de lanternes rouges ! C'est toujours la position de la France, avant-dernière avant la Grèce au sein de l'Union européenne pour ce qui est de la place des femmes dans la vie publique.

Car bien qu'elles aient obtenu le droit de vote, les femmes, tout au long de ces cinquante ans, ont été extrêmement peu représentées dans les assemblées élues, et encore moins dans les gouvernements.

Quant aux responsabilités gouvernementales de premier plan, la France a dû attendre la dernière décennie du siècle pour avoir un ministère dirigé par une femme, en la personne d'Edith Cresson. Encore son gouvernement a-t-il eu une existence extrêmement brève, d'autant plus brève qu'Edith Cresson, du fait manifestement d'être une femme, a rencontré presque autant de problèmes du côté de sa propre majorité que du côté de l'opposition.

De temps en temps, il se trouve certes un premier ministre pour essayer de prouver qu'il fait un peu plus de place aux femmes que les autres. Ce fut le cas d'Alain Juppé il y a six mois le même Juppé qui affirmait encore le 19 octobre que le "combat pour la parité entre les hommes et les femmes" est "un enjeu essentiel pour le gouvernement". On sait comment, trois semaines après, le naturel est revenu au galop !

Quant au sommet de la haute administration, au niveau des postes "laissés à la discrétion du gouvernement", les femmes y sont moins de 6 %.

Derrière l'égalité juridique formelle, les inégalités sociales entre les hommes et les femmes se perpétuent

L'école, d'abord, continue de recréer la distinction sociale entre les sexes par le truchement de ses filières plus ou moins "féminines" ou "masculines". Dans tous les pays d'Europe occidentale, le nombre des filles scolarisées au niveau de l'enseignement secondaire a progressé très rapidement dans le cours des années 1970, mais les orientations au niveau du bac restent fortement différenciées selon le sexe, en fonction des modèles admis dans la vie sociale.

Et il se trouve que, sur le marché du travail, un même niveau de diplôme n'a pas la même valeur selon le sexe du diplômé.

Au nom de l'égalité, les discours officiels manifestent la satisfaction devant le fait que la participation des femmes à la vie professionnelle a beaucoup augmenté. Aujourd'hui, près de 80 % des femmes en âge de pleine activité travaillent, ou recherchent un emploi, y compris celles qui ont un et même deux enfants.

Mais, globalement, les femmes gagnent entre 20 et 24 % de moins que les hommes. Elles sont concentrées dans des catégories d'emplois moins payés gardes d'enfants, employées de nettoyage, vendeuses, et, bien sûr, employées de bureau, sans oublier les infirmières et les institutrices. Dans une même catégorie d'emplois, elles occupent moins souvent les positions professionnelles élevées. Même dans la Fonction Publique d'Etat, la rémunération moyenne des femmes est inférieure à celle des hommes.

Et les chômeuses sont, proportionnellement, presque deux fois plus nombreuses que les hommes. La différence est encore plus grande parmi les jeunes. En outre, les durées de chômage des femmes sont supérieures.

Mais surtout, il est frappant de constater que l'augmentation du nombre des femmes au travail est due avant tout à la prolifération des emplois précaires (elles sont majoritaires pour les contrats à durée déterminée et les emplois du type "contrats emploi-solidarité"), et à l'extension des emplois à temps partiel, qui sont occupés à plus de 80 % par des femmes.

Pour ces emplois à temps partiel, c'est peut-être un choix de la part de certaines femmes pour un tiers d'entre elles, d'après diverses études sur le sujet mais, quand plus des trois quarts des femmes ayant deux enfants à charge travaillent, on peut se demander si c'est un véritable choix. On sait bien que les services, tels que les crèches, qui pourraient alléger cette charge sont notoirement insuffisants. Et cela n'est pas en passe de s'améliorer.

Depuis 1973, et surtout 1980-1981, le patronat orchestre, on le sait, sa campagne pour la "flexibilité" de la main-d'oeuvre, contre les "rigidités". Et quand on parle d'horaires "flexibles", ce sont sans doute les femmes que cela handicape le plus, surtout si elles sont mères célibataires.

On utilise moins que par le passé, jusque là en tout cas, le discours en faveur du retour de la femme au foyer, désignée comme bouc-émissaire pour le chômage (sauf Le Pen et De Villiers pourtant). Mais, de fait, avec des méthodes plus variées, c'est une forme de retrait des femmes du marché du travail qui s'est légalement mise en place.

Enfin, bien sûr, c'est sur les femmes que continue de peser essentiellement la charge du ménage et de la famille, et peu de choses ont changé dans la lourdeur de la "double journée" des travailleuses. Ce sont elles, les vraies "super-women", et beaucoup de travailleuses ne voient sans doute toujours pas où est leur libération.

C'est que, même si la misogynie des politiciens français bat des records, de toute manière, la reconnaissance du droit de vote des femmes, en 1944-1945, ne pouvait pas constituer une révolution. Dans le cadre du parlementarisme bourgeois, le droit de vote ne peut guère être autre chose qu'un thermomètre, qui permet de mesurer l'étendue des libertés démocratiques dont les opprimés peuvent tirer parti dans leurs luttes, mais qui en lui-même ne saurait être le moyen de leur émancipation. Il en va en ce domaine du droit de vote des femmes comme il en a été pour les travailleurs du suffrage dit universel.

Et les pays qui sont dirigés par des femmes ne sont pas plus des exemples de démocratie, y compris en ce qui concerne les droits des femmes. Il suffit pour s'en convaincre de penser à la république d'Irlande, dont la présidente est une femme, mais où l'avortement, sous la pression de l'Eglise catholique, est banni.