Soixante ans après l'écroulement du IIIe Reich - Les responsabilités du grand patronat allemand dans l'arrivée de Hitler au pouvoir

Εκτύπωση
Eté 2005

Si politiques et médias ont abondamment évoqué en 2005, à l'occasion du soixantième anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce que fut le nazisme, c'est en revanche en occultant complètement le rôle du grand patronat allemand dans l'arrivée de Hitler au pouvoir. On a beaucoup parlé de la "barbarie nazie", et en particulier du massacre monstrueux de millions de Juifs, rebaptisé "holocauste" pour lui donner un contenu plus religieux, du "devoir de mémoire" nécessaire pour que de tels événements ne puissent pas se reproduire, mais pas du tout des raisons qui expliquent comment de tels événements ont été rendus possibles. Ce qui ressortait de tous ces discours commémoratifs, c'est qu'Hitler était un paranoïaque sanguinaire, entouré de brutes sadiques, exerçant un effet magnétique sur ses auditeurs. Mais comment cet homme avait pu arriver au pouvoir dans un pays de vieille civilisation comme l'Allemagne, comment les bandes de nervis qu'il commandait avaient pu devenir la première composante du pouvoir d'État, tout cela est resté sans réponse.

Dans les années qui ont immédiatement suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, personne n'aurait osé nier les responsabilités de la grande industrie allemande dans l'arrivée des nazis au pouvoir. Lors de la préparation du premier procès de Nuremberg (celui dans lequel furent jugés les principaux dignitaires nazis) -procès destiné à conforter la légende selon laquelle les vainqueurs auraient été mus par leur rejet du fascisme-, il fut même envisagé de joindre un représentant de l'industrie à la brochette des accusés. Le choix se porta sur le vieux Gustav Krupp... avant que ne soit opportunément posée la question de son état de santé mentale.

Tout cela n'était que comédie. D'ailleurs, il est significatif que, si la majorité des nazis poursuivis à Nuremberg furent envoyés à la potence, les hommes qui avaient exercé des responsabilités gouvernementales concernant l'économie du Reich sauvèrent tous leur tête, et Schacht qui fut président de la Reichsbank de 1933 à 1939, et qui à ce titre présida à la mise en place de l'économie de guerre, fut même acquitté. Mais personne ne niait les responsabilités des industriels allemands dans l'accession de Hitler au pouvoir, dont certains, tel Alfred Krupp, le fils de Gustav, furent poursuivis par les tribunaux alliés.

La guerre froide mit un terme à ces poursuites. Mais il est significatif que le journaliste-historien américain W. Shirer, dans son ouvrage Le Troisième Reich, des origines à la chute, publié en France au tout début des années 1960, donne beaucoup de détails sur les aides financières que le patronat allemand apporta à Hitler bien avant la prise du pouvoir par les nazis. Pour Shirer, les patrons allemands qui avaient financé Hitler, comme les hommes politiques de droite qui l'avaient appuyé dans sa marche vers le pouvoir, furent victimes de leur naïveté, de leur puérilité (ce qui prouve que Shirer était lui-même bien naïf, s'il n'était pas de mauvaise foi ! ). Mais la complicité de fait des industriels allemands avec le nazisme ne se discutait même pas.

Les choses ont changé depuis. Ce qu'il était impossible de nier complètement en 1945 a été recouvert par les brumes du temps et le grand patronat d'aujourd'hui, comme ses serviteurs, n'aiment pas les explications qui mettent en cause les grands patrons d'hier, fussent-ils allemands. C'est aussi qu'expliquer l'arrivée des nazis au pouvoir par la volonté du grand patronat allemand de briser la classe ouvrière et ses organisations, cela sonne trop marxiste aux oreilles des gens qui, dans les milieux intellectuels, considèrent aujourd'hui, c'est de bon ton, les idées marxistes comme ringardes.

Mais le propre des modes, c'est d'être contagieuses, et elles font quelquefois des dégâts là où on ne l'attendrait pas. C'est ainsi que l'on pouvait lire dans le numéro du 24 mars de Rouge, l'hebdomadaire de la LCR, sous le titre "Nazisme et grand capital", un article d'une page dont la présentation disait qu'il répondait "à la conception simpliste des relations entre patronat et nazisme qui veut que le deuxième ait été une marionnette du premier". Cette "conception simpliste" était censée être celle que Lutte ouvrière avait développée dans l'éditorial de ses bulletins d'entreprises du 24 janvier intitulé "Le devoir de mémoire, c'est se souvenir de tout !" et repris dans l'hebdomadaire suivant. Cet article de Lutte ouvrière répondait à tous ceux qui, à l'occasion du soixantième anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz, ne cessaient de parler de devoir de mémoire, en occultant précisément tout un pan de l'histoire.

Au milieu de l'article de Rouge, un pavé en résumait le sens en affirmant "Considérer les nazis comme de simples hommes de main du patronat est un contresens historique".

Bien évidemment, Lutte ouvrière n'avait d'ailleurs pas plus utilisé le mot "marionnette" que l'expression "de simples hommes de main du patronat", mais c'est un vieux procédé de mauvaise polémique que d'attribuer à ses interlocuteurs des propos qu'ils n'ont jamais tenus !

Qu'avait donc écrit Lutte ouvrièrede si "simpliste" ? Voilà ce qu'en cite Rouge: "Bien avant l'arrivée des nazis au pouvoir, les milices nazies ont bénéficié d'aides financières considérables de la part du grand patronat allemand, des Krupp et des Thyssen, qui y voyaient un instrument capable de s'opposer à la classe ouvrière allemande. Ces milices avaient recruté des milliers de petits commerçants enragés, car ruinés par la crise économique qui avait éclaté en 1929, mais aussi recruté dans les bas-fonds de la société. Le patronat n'a jamais été très exigeant sur la moralité de ses hommes de main !"

Le rôle du grand patronat allemand

Mais, objecte le rédacteur de Rouge, "l'arrivée au pouvoir d'Hitler ne s'explique pas seulement par l'action du grand patronat allemand". C'est une évidence. Le rôle du grand patronat est à considérer dans le cadre de la situation économique de l'Allemagne au début des années trente, et des rapports de force entre les classes sociales à la même époque. Mais ce n'est pas de cela que veut parler le rédacteur de Rouge. Il invoque l'historien américain R. Paxton, disant que "l'examen détaillé des archives de l'industrie montre que la plupart des hommes d'affaires allemands, prudents, contribuèrent à toutes les formations politiques non marxistes ayant la moindre chance de barrer la route aux marxistes". Mais qu'est-ce que cela prouve ? Même s'il s'était trouvé des hommes d'affaires "prudents" pour aider financièrement aussi la social-démocratie (et il y en a peut-être eu, car la direction social-démocrate était passée du côté de l'ordre bourgeois depuis 1914), cela ne retire rien au fait que nombre de grands industriels allemands ont aidé financièrement le parti nazi à maintenir sur un pied de guerre civile larvée ses "sections d'assaut", les SA.

"Le cas du métallurgiste Thyssen, qui soutint très tôt Hitler (mais rompit avec lui en 1939), est une exception", renchérit le rédacteur de Rouge. Mais là, nous sommes, pour être aimables, devant une contre-vérité absolue.

Si Thyssen est peut-être une exception, c'est en ce sens qu'il fut en quelque sorte un précurseur, qu'il finança le parti nazi, encore peu connu, dès 1923, ainsi que quelques autres patrons de moindre envergure. Thyssen fut rejoint en 1929 par Emil Kirdof, le "roi du charbon" de la Ruhr. Et à partir du moment où la crise économique toucha l'Allemagne, à partir de 1929-30, les choses prirent une autre ampleur. Hitler s'employa à "s'attacher systématiquement à cultiver les grands magnats de l'industrie", rapporta dans un livre son chargé de presse Otto Dietrich. Il s'appuya pour cela sur Goering, bien introduit dans le monde des grands bourgeois. Et ceux-ci ne restèrent pas insensibles à ses appels.

Citant la déposition à Nuremberg de Funk, qui avait été responsable des finances du parti nazi avant de finir sa carrière comme ministre de Hitler, W. Shirer cite une longue liste de noms, dont il précise qu'elle est incomplète, car "Funk avait une bien mauvaise mémoire quand il arriva à Nuremberg" ! Dans cette liste on trouve pêle-mêle von Schnitzler, l'un des directeurs de l'IG Farben, Rosterg et Diehn de l'industrie de la potasse, Cuno, de la compagnie de navigation, Conti des caoutchoucs, Otto Wolf, industriel de Cologne, von Schroeder, important banquier de la même ville, la Deutsche Bank, la Commerz und Privat Bank, la Dresdener Bank, la Deutsche Kredit Gesellschaft, et la compagnie d'assurances Allianz.

C'est que le parti nazi avait de gros besoins financiers. William Manchester, auteur d'un ouvrage consacré à la famille Krupp, estime qu'en 1932 le seul entretien des SA coûtait plus de deux millions de marks par semaine.

Les magnats de l'industrie et la plèbe nazie

Tous les hommes d'affaires allemands ne devinrent évidemment pas en même temps des supporters des nazis. Aux yeux de certains, ces plébéiens n'étaient guère présentables. Tel fut, dans un premier temps, le cas de Gustav Krupp (né von Bohlen und Halbach, qui rajouta le nom de Krupp à son propre patronyme après avoir épousé l'héritière du roi des canons, avec l'autorisation spéciale de GuillaumeII). En outre, au-delà de ces préjugés de caste, la démagogie des nazis pouvait leur inspirer des craintes.

C'est qu'effectivement les petits-bourgeois rendus enragés par la crise qui constituaient le gros des SA n'étaient pas de "simples hommes de main du patronat". Ils haïssaient le mouvement ouvrier, mais presque autant le grand commerce qui avait profité des malheurs des boutiquiers. Pour les recruter, il fallait les caresser dans le sens du poil. Le "national-socialisme", pour ceux qui prenaient son nom et son programme d'origine au sérieux, se voulait adversaire de la réaction et du capitalisme. Et dans les luttes d'influence auxquelles se livraient les dirigeants nazis, certains s'appuyaient sur ces aspirations, jouaient avec l'idée que les SA pouvaient s'emparer du pouvoir par la force pour mettre en œuvre le "programme national-socialiste".

Mais ce programme, dont Trotsky disait qu'il était le "fruit de l'acoustique oratoire", parce que "de ses improvisations du début il ne demeura dans la mémoire de l'agitateur -Hitler- que ce qui rencontrait l'approbation", n'était destiné qu'à conquérir des troupes. Du putsch manqué de 1923, Hitler avait tiré la conclusion qu'il lui fallait parvenir au pouvoir dans le cadre des institutions. Ce ne sont évidemment pas des scrupules légalistes qui l'animaient, mais la conscience que cette accession au pouvoir ne pouvait se faire qu'avec l'accord des classes dirigeantes.

C'est pourquoi à partir du moment où, du fait de la crise économique, cette possibilité d'arriver au pouvoir dans des délais brefs se fit jour, Hitler mit tout son poids dans la balance pour que les discours de son parti soient acceptables pour le grand patronat. Plus question de parler de nationalisations, de proposer des mesures susceptibles de fâcher les grands propriétaires terriens, de se dire solidaire de certaines revendications ouvrières. Aux patrons, on expliquait au contraire que l'application dans les entreprises du "Führerprinzip", le principe du chef, qui régissait le parti nazi, leur permettrait d'y régner sans partage.

Malgré tout, comme l'écrivait Trotsky, quelques jours après la nomination de Hitler à la chancellerie (Devant la décision, 5 février 1933):"Ce n'est pas de gaieté de cœur que la ligue des gens de la haute société a conclu ce marché avec ces malotrus de fascistes. Derrière ces parvenus déchaînés, il y a beaucoup trop de poings: là est le côté dangereux de ces alliés en chemise brune; mais là est également leur seul, leur sûr et principal avantage. Et cet avantage est décisif, car nous sommes dans une époque où la défense de la propriété ne peut être assurée autrement qu'à coups de poings".

Choix délibéré des classes dirigeantes ("la ligue des gens de la haute société") pour Trotsky, l'accession des nazis au pouvoir devient pour le rédacteur de Rouge le résultat d'un concours de circonstances fortuit: "Ce sont les blocages internes à la droite, dus aux difficultés économiques et aux troubles sociaux entretenus par les nazis eux-mêmes (batailles de rue contre les communistes, violences politiques) qui provoquèrent la nomination d'Hitler au poste de chancelier..." Mais en fait de "blocages internes à la droite", il y avait déjà bien longtemps qu'une partie de celle-ci s'était alliée aux nazis, et des mois qu'elle militait en faveur de la nomination de Hitler à la chancellerie.

Le ralliement progressif de la droite allemande

L'alliance d'une partie de la droite avec les nazis avait commencé avant même que n'éclate en octobre 1929 la grande crise qui allait mener le monde à la Deuxième Guerre mondiale. Durant l'été 1929, le "Parti national allemand" proposa à Hitler de mener une campagne commune contre le plan Young, un plan américain visant à rééchelonner les indemnités de guerre que l'Allemagne devait verser, pour en revendiquer la suppression pure et simple. Or ce "Parti national allemand" n'était pas un groupuscule sans importance. Il avait obtenu 73 députés aux élections de 1928 et était dirigé par Alfred Hugenberg, ancien directeur de Krupp, de 1909 à 1918, qui était propriétaire d'un véritable empire de presse contrôlant la moitié des journaux allemands. Le Hugenbergkonzern fournit ainsi une formidable tribune à Hitler.

En octobre 1931, ce même "Parti national allemand" forma avec l'association d'anciens combattants des Casques d'acier (Stahlhelm) et le Parti national-socialiste une alliance qui préfigurait celle de 1933, le "front de Harzburg".

Ce qui fut déterminant dans le ralliement de l'ensemble de la droite à Hitler, ce ne furent pas seulement "les résultats électoraux du parti nazi (...), sa capacité à occuper la rue et à multiplier les violences contre la gauche, et la situation d'impasse politique dans laquelle se trouvait la droite", comme le prétend le rédacteur de Rouge. L'histoire le montre clairement.

Hitler ne fut pas appelé à la chancellerie au point culminant de l'ascension électorale du parti nazi, mais au contraire après que celui-ci ait encaissé son premier recul depuis 1930, puisque après avoir obtenu plus de 13 millions et demi de voix et 230 députés aux élections de juillet 1932, il avait perdu plus deux millions de voix et ne comptait plus que 196 députés après celles de novembre.

La droite ne se trouvait pas non plus dans une "situation d'impasse politique", même si ses représentants n'avaient guère envie de se faire un hara-kiri politique... puisqu'il lui restait précisément la possibilité de faire appel à Hitler.

Mais plus que les calculs des parlementaires, c'était les opinions des milieux d'affaires qui comptaient. Et il est à cet égard significatif que quelques jours après ces élections de novembre 1932, Hjalmar Schacht, qui avait été président de la Reichs-bank de 1923 à 1930, écrivait à Hitler: "J'ai la certitude que l'évolution actuelle des événements ne peut aboutir qu'à votre nomination comme chancelier. Il semble que notre tentative de réunir dans ce but de nombreuses signatures dans le milieu des affaires n'ait pas été vaine."

Le baron-banquier von Schroeder avait effectivement adressé une lettre en ce sens au président Hindenburg. Si l'on en juge par un exemplaire retrouvé après la guerre, elle portait 38 signatures, non seulement celle de Schacht, mais aussi celle de Krupp, devenu un supporter de Hitler.

Nommé chancelier, Hitler demanda à Hindenburg de dissoudre le Reichstag pour organiser de nouvelles élections. Et pour financer la campagne du parti nazi Hitler et Goering organisèrent une réunion où ils convièrent les représentants du grand capital. Hitler ne fit pas mystère de sa volonté d'en finir avec le système parlementaire. "Nous sommes à la veille des dernières élections", dit-il. Et Krupp deux jours plus tard notait dans un mémo: "J'ai exprimé au chancelier du Reich Hitler combien les quelque vingt-cinq industriels présents lui étaient reconnaissants de nous avoir si clairement exposé ses idées". Pour qui n'aurait pas bien compris Hitler, Goering mit les points sur les "i" en déclarant: "Le sacrifice demandé sera beaucoup plus facile à supporter si les industriels se rendent compte que les élections du 5 mars seront sûrement les dernières pour les dix années à venir et peut-être pour les cent années à venir". Krupp mit le premier la main au portefeuille, avec un don de un million de marks.

Malgré tout, les nazis n'obtinrent pas la majorité absolue à ces élections du 5 mars 1933. Mais en dehors des 81 élus du Parti communiste allemand, désormais illégal, empêchés de siéger, et des députés sociaux-démocrates, le Reichstag vota à l'unanimité les pleins pouvoirs à Hitler. Les partis de droite avaient choisi de s'effacer, avant de s'auto-dissoudre dans les semaines qui suivirent. C'était le dernier service qu'ils pouvaient rendre à la bourgeoisie allemande.

Le nazisme, le grand capital et la guerre

Ce qui avait joué un rôle déterminant dans le recours à Hitler, c'est le fait que les dirigeants de la grande industrie étaient de plus en plus résolus, pour relancer l'économie allemande, à remettre ouvertement en cause le traité de Versailles. L'économie allemande étouffait en effet dans les frontières que les alliés lui avaient imposées après la défaite de 1918. Mais pour réarmer l'Allemagne et partir en guerre pour la conquête de nouvelles sources de matières premières, de nouveaux marchés, de nouveaux débouchés pour les capitaux, il fallait d'abord écraser la classe ouvrière et ses organisations. Et le recours à Hitler et à ses milices était indispensable pour parvenir à ce but.

Le recours à ces milices plébéiennes, dans lesquelles nombreux étaient ceux qui rêvaient d'une "seconde révolution", n'était évidemment pas sans poser quelques problèmes à la bourgeoisie allemande et à l'état-major qui était son instrument de prédilection. Hitler ne put, à la mort de Hindenburg, cumuler les pouvoirs de ce dernier avec ceux qu'il avait obtenus du Reichstag en mars 1933, qu'après avoir donné des gages à l'armée, en liquidant une bonne partie des cadres SA lors de la "nuit des longs couteaux" de juin 1934, et en restreignant le rôle politique de celles-ci. Mais c'est parce que ces SA avaient été transformées en auxiliaires de police au lendemain de la prise du pouvoir que les organisations ouvrières avaient pu être brisées.

Le rôle dévolu au nazisme par le grand capital était pour Trotsky une évidence. En juin 1933, il écrivait dans "Qu'est-ce que le national-socialisme ?": "Un programme était nécessaire aux nazis pour arriver au pouvoir, mais le pouvoir ne sert pas du tout à Hitler pour réaliser ce programme. La tâche lui est fixée par le capital monopoleur. La concentration forcée de toutes les ressources et de tous les moyens du peuple suivant les intérêts de l'impérialisme, mission historique réelle de la dictature fasciste, signifie la préparation à la guerre; cette tâche à son tour ne souffre aucune résistance intérieure et mène à la concentration mécanique ultérieure du pouvoir." Et il ajoutait plus loin: "Le délai qui nous sépare d'une nouvelle catastrophe européenne est déterminé par le temps nécessaire au réarmement de l'Allemagne. Il ne s'agit pas de mois; mais il ne s'agit pas non plus de dizaines d'années."

Reconnaissant que "le IIIe Reich fut une source de profits considérables pour (certains) secteurs industriels", le rédacteur de Rouge écrit "l'industrie, indispensable aux objectifs guerriers du régime, disposait de marges de marchandage qui ne l'inféodait pas complètement au pouvoir nazi". Mais c'est poser le problème à l'envers. Les "objectifs guerriers du régime", c'est-à-dire la remise en cause de la situation issue du traité de Versailles, étaient aussi ceux des grands industriels.

Cela ne signifie pas qu'il n'y eut jamais de tiraillements entre le grand patronat allemand et l'état-major d'une part, et les dirigeants hitlériens d'autre part. Si tout ce beau monde était d'accord sur le but final, c'est-à-dire la remise en cause du traité de Versailles, les premiers étaient quelquefois inquiets devant le rythme sur lequel Hitler menait ses opérations et l'impudence avec laquelle il agissait. Mais Hitler bénéficia, de 1935 à 1939, de la passivité de la France et de l'Angleterre, au moment du rétablissement du service militaire (1935), de la remilitarisation de la rive gauche du Rhin (1936), des accords de Munich (1938), du dépeçage de la Tchécoslovaquie (mars 1939). C'est que les soi-disant "démocraties" ne voulaient surtout pas prendre le risque d'ébranler le régime hitlérien, et d'ouvrir ainsi la voie à une possible révolution sociale en Allemagne. Et l'opposition de certains cercles militaires à Hitler resta purement platonique... jusqu'au moment où les défaites militaires qui s'accumulèrent à partir de l'hiver 1942-43 amenèrent les classes dirigeantes allemandes à envisager un compromis avec les alliés occidentaux, contre les vues de Hitler.

Pouvoir politique et pouvoir économique

Mais pour les classes dirigeantes, se débarrasser d'une dictature qu'on a mise en place n'est pas chose si aisée. Car évidemment, le danger pour la bourgeoisie c'est de mettre en branle les classes populaires. La seule force sur laquelle elle peut éventuellement compter, c'est l'armée. Le coup réussit en Italie en 1943, le maréchal Badoglio prenant la relève de Mussolini. Il échoua en Allemagne avec l'attentat contre Hitler et la tentative d'une partie du corps des officiers de s'emparer du pouvoir en juillet 1944.

Les derniers mois de la guerre aggravèrent les divergences entre le pouvoir nazi et le grand patronat. Celui-ci ne pouvait évidemment pas être satisfait par la politique de la terre brûlée, de destruction de toutes les infrastructures économiques risquant de se retrouver dans des zones occupées par les Alliés, ordonnée par Hitler. Le propre ministre de l'Armement du "führer", Speer -évidemment très lié aux industriels-, s'employa d'ailleurs à saboter ces consignes.

Mais ces problèmes nés dans les derniers mois de la guerre n'étaient, au sens propre du mot, qu'un épiphénomène. Dans la préface de mars 1945 à son livre "Fascisme et grand capital" (dont la première édition datait de 1936), Daniel Guérin écrivait fort justement à propos de l'attentat du 20 juillet 1944 et de la répression qui suivit son échec: "Cet ultime épisode prouve que, grâce à l'instrument redoutable de répression qu'il s'est forgé, le fascisme peut se maintenir un moment, même lorsqu'il est abandonné par le grand capital. Le plomb destiné aux travailleurs peut servir aussi à trouer la peau de quelques bourgeois. Mais pas longtemps. Aucun régime politique ne peut gouverner contre la classe qui détient le pouvoir économique. N'en déplaise à quelques naïfs, les vieilles lois qui, de tout temps, ont régi les rapports entre les classes ne se trouvent pas, pour une fois, en défaut. Le fascisme ne les a pas, d'un coup de baguette magique, suspendues. Entre fascisme et grand capital le lien est si intime que le jour où le grand capital lui retire son appui est, pour le fascisme, le commencement de la fin."

Malheureusement, ni Guérin, ni Trotsky, sans doute jugés trop "simplistes", ne font partie des références du rédacteur de Rouge, qui préfère citer "pour qui veut comprendre le nazisme", Ian Ker-shaw. Cet universitaire, qui se dit certes antifasciste, ne se place absolument pas du point de vue du prolétariat. Pour donner un exemple de sa façon de voir les choses, dans la conclusion de son "Qu'est-ce que le nazisme" auquel Rouge se réfère, à propos de certains groupes de rock qui se produisent "bardés d'insignes nazis", ou de la vente sur la Costa Brava de "T-shirts imprimés représentant Hitler", il écrit: "Aussi modeste que puisse être sa contribution, le spécialiste du nazisme n'a pas seulement pour tâche mais aussi pour devoir de lutter contre ces insultes aux valeurs démocratiques et humanistes (...) parce qu'on peut espérer ainsi faire prendre conscience que les valeurs démocratiques et humanistes n'ont pas été données une fois pour toutes aux sociétés industrielles modernes, parce qu'elles doivent être constamment et vigoureusement défendues (...)".

Le malheur est que parmi tous les gens qui ont chanté les louanges de Hitler, et pas seulement en Allemagne, se trouvaient nombre d'intellectuels qui s'étaient longtemps dits attachés "aux valeurs démocratiques et humanistes" mais qui, au moment où le problème se posa en termes de révolution socialiste ou de dictature fasciste, choisirent le camp des nazis, parce que les "valeurs" du capitalisme comptaient plus à leurs yeux que celles de la "démocratie" et de l'humanisme.

Rappeler cela, comme rappeler la responsabilité du grand capital allemand dans l'avènement du nazisme, fait aussi partie, pour ceux qui ont choisi le camp de la classe ouvrière, du "devoir de mémoire".

10 juin 2005