Derrière la crise politique, les attaques contre les travailleurs

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novembre 2025

Le 16 octobre, après un mois d’une crise politique ponctuée par la démission de son premier gouvernement, quelques heures après sa nomination, le retournement de veste du chef du parti Les Républicains, Bruno Retailleau, les coups de pied de l’âne entre macronistes, les marchandages avec les partis de gauche, Sébastien Lecornu a évité la censure grâce au soutien des députés PS. Le spectacle donné par les chefs de parti étalant leur carriérisme et leurs petits calculs illustre la faillite de la classe politique et l’impasse d’un système qui n’a rien à proposer aux travailleurs sinon toujours plus d’exploitation, d’inégalités et de guerres.

En prononçant les mots magiques « Je proposerai au Parlement la suspension de la réforme des retraites », Lecornu a donné aux députés PS le gage qu’ils réclamaient pour ne pas censurer son gouvernement et lui permettre de soumettre à l’examen de l’Assemblée nationale un budget de combat contre les classes populaires. Il faut toute la crapulerie des socialistes et des dirigeants syndicaux pour présenter cette suspension comme « une victoire du mouvement social » (Olivier Faure, PS) ou « une grande victoire pour les travailleuses et les travailleurs » (Marylise Léon, CFDT). Car, tant sur le fond que sur la forme, tout est une arnaque dans cette annonce de suspension.

Suspendre n’est pas abroger. Ce qu’a proposé Lecornu, c’est que cette loi, contre laquelle se sont mobilisés des millions de travailleurs en 2023 avant qu’elle soit adoptée en force par Élisabeth Borne, soit suspendue « jusqu’à l’élection présidentielle » et concrètement jusqu’au 1er janvier 2028. Si cette proposition est adoptée, ce qui n’est pas acquis, les travailleurs nés en 1964 pourront partir à la retraite à 62 ans et neuf mois s’ils comptent 170 trimestres de cotisations, gagnant trois mois de retraite et un trimestre de cotisation. Sans nouvelle loi, la réforme Macron-Borne s’appliquera, les reculs étant simplement décalés de quelques mois. Pour proposer une nouvelle réforme des retraites, Lecornu s’en remet au prochain président de la République et à la majorité dont il disposera. Il promet une nouvelle série de conférences entre syndicats et patronat, dans le style du conclave de Bayrou, pour accoucher d’une nouvelle proposition pour les retraites. Ces discussions seront l’occasion de mettre à l’ordre du jour l’introduction de la retraite par capitalisation, vantée par le patronat, ou la retraite à points, que Macron avait déjà tenté de faire passer lors de son premier mandat. Lecornu exige par ailleurs que de nouvelles recettes soient trouvées pour financer cette suspension ainsi que toute nouvelle mouture de la réforme des retraites. Comment les patrons, qui crient à l’assassinat dès qu’est émise l’hypothèse d’une petite taxe supplémentaire sur leurs profits, accepteraient-ils de financer le maintien de la retraite à 62 ans sans trimestres cotisés supplémentaires ? Poser la question, c’est y répondre.

Un budget de combat contre les classes populaires

Une appréciation de cette « grande victoire pour les travailleurs » a été donnée par la Bourse et les marchés financiers. Dès que le gouvernement Lecornu a échappé à la censure, les taux d’intérêt auxquels la France emprunte pour financer sa dette, qui n’avait cessé d’augmenter depuis la démission de Bayrou, sont redescendus en dessous de ceux accordés à l’Italie, tandis que l’indice du CAC 40 augmentait de 3 % en une journée. La bourgeoisie ne s’inquiète visiblement pas de la suspension de la réforme des retraites et salue le lancement de la discussion sur le budget. En même temps, elle maintient la pression afin que gouvernement et députés ne faiblissent pas pour serrer la ceinture de la population.

Elle a été entendue avant même de s’exprimer. En effet, le budget présenté par Lecornu est peu ou prou celui préparé par Bayrou avec quelque 40 milliards d’économies sur le dos des classes populaires. Si la très provocatrice suppression de deux jours fériés a été abandonnée, la plupart des mesures d’austérité sont maintenues. L’Humanité du 17 octobre titrait : « Le budget Bayrou… en pire », avant d’égrener la liste des mesures d’austérité : gel des retraites déjà grevées par l’inflation, fin de l’abattement de 10 % sur les revenus des retraités, gel du barème des impôts, qui va mécaniquement augmenter les impôts payés par la fraction de la population qui en paie, gel des prestations sociales (APL, RSA, AAH…), suppressions de postes dans la fonction publique. De leur côté, les collectivités locales perdront encore quelque 5 milliards d’euros sur leurs budgets, avec toutes les conséquences pour la rénovation urbaine, le financement des associations, des activités périscolaires, du sport populaire… Quant au projet de loi de financement de la Sécurité sociale (le PLFSS), il contient une multitude d’attaques contre les assurés sociaux : le doublement des franchises médicales, le déremboursement de soins ou de médicaments, la fiscalisation des indemnités versées aux malades atteints d’une affection de longue durée, une réduction des dépenses de santé qui grèvera le budget des hôpitaux.

Ce budget va être discuté à l’Assemblée et au Sénat pendant plus de deux mois. Nul doute que ces débats vont donner lieu à de nouveaux épisodes du théâtre parlementaire, à des postures de chacun des groupes, qu’ils aient voté la censure, comme le RN, LFI, le PCF et les écologistes, ou qu’ils aient voulu éviter coûte que coûte la dissolution, comme tous les autres. Tous vont se contorsionner pour tenter de prouver qu’ils sont les seuls à défendre les intérêts de la population, alors qu’ils ne sont mus que par leurs petits calculs pour se faire réélire, voire pour accéder au gouvernement. Selon l’électorat qu’ils visent, les uns vont réclamer une petite taxe symbolique sur les plus hauts revenus, les autres vont refuser tout impôt pour les entreprises.

Si Lecornu a promis de renoncer à l’usage de l’article 49-3, la Constitution lui offre bien d’autres ressources pour faire passer son budget en force, y compris le recours à des ordonnances. Cela n’exclut pas que cette nouvelle saison de la série « Grand cirque au Parlement » se termine par la chute de Lecornu II. Pourtant, derrière leurs postures, la plupart des partis représentés à l’Assemblée ont gouverné ensemble ou se sont succédé au pouvoir, où ils ont mené sur le fond la même politique antiouvrière. Capables de s’allier en 24 heures pour se faire élire ou pour siéger dans le même gouvernement, avant de se déchirer en criant à la trahison et en se lançant des noms d’oiseau, ils partagent tous le même respect profond pour la propriété privée des capitalistes. Et cela vaut pour le RN et LFI, qui se posent aujourd’hui, chacun dans son couloir, en opposants intransigeants à Macron et Lecornu, mais ne ratent aucune occasion pour déclarer leur amour des « entrepreneurs », surtout s’ils sont français.

Crise politique et dictature de la bourgeoisie

Le spectacle pathétique donné depuis des mois par la classe politique ne peut que renforcer le sentiment de dégoût parmi les classes populaires. Dans la période actuelle, en l’absence de combativité et de confiance dans leur propre force, ce spectacle ne contribue pas à renforcer le niveau de conscience des travailleurs. Il souligne la petitesse et l’hypocrisie du personnel politique de la bourgeoisie, capable de retourner sa veste en quelques heures. Mais il masque à la fois les causes réelles de la crise politique et le fait que les maîtres de la société, les décideurs qui ont le véritable pouvoir, ne sont pas les élus et autres chefs des partis qui aspirent à gouverner mais les capitalistes et les banquiers, qui possèdent les entreprises et les banques.

La crise politique, qui dure depuis au moins la réélection de Macron en 2022 – et au fond depuis les mandats de Sarkozy puis Hollande, incapables l’un et l’autre de se faire réélire pour un second mandat –, a des causes conjoncturelles et des causes plus profondes.

Le système politique français, façonné depuis des décennies au travers des crises et des guerres, est régi depuis 1958 par la Constitution de la Ve République. Elle a donné un poids prépondérant au président de la République et réduit les pouvoirs de l’Assemblée nationale, qui ne peut réellement fonctionner qu’avec une majorité absolue. Ce régime présidentiel, imposé par de Gaulle, qui s’était fait donner les pleins pouvoirs pour résoudre la crise engendrée par la guerre d’Algérie, a rendu service à la bourgeoisie pendant des décennies en permettant l’alternance sans trop de heurts entre la droite et la gauche. Quand la droite était trop haïe par les classes populaires, elle laissait la place à la gauche. Ce système a commencé à se gripper quand les partis traditionnels de gouvernement, trop déconsidérés par leur passage au pouvoir, n’ont plus été capables de se refaire une virginité dans l’opposition. Macron, ancien ministre de Hollande mis en orbite par de grands bourgeois pour la présidentielle de 2017, en jouant la posture « ni droite ni gauche », aura offert un répit au système parlementaire bourgeois. Ce répit aura été de courte durée.

Un des facteurs immédiats de la crise politique actuelle est le choix des partis de droite, choix hérité du gaullisme, de maintenir le Rassemblement national à l’écart des alliances et du pouvoir alors que ce parti a obtenu près du tiers des voix des électeurs. S’il n’y a plus de différences politiques entre la droite et l’extrême droite, les uns et les autres déversant les mêmes torrents d’insanités contre les immigrés, les musulmans ou ceux qu’ils appellent les assistés, si le cordon sanitaire est de plus en plus poreux, les désistements réciproques entre la gauche, les macronistes et quelques députés LR en juin 2024, ont empêché le RN d’avoir une majorité même relative. C’est un facteur de la crise actuelle. Tout indique qu’une fraction de plus en plus grande de la bourgeoisie, incarnée par les milliardaires Vincent Bolloré et Pierre-Édouard Stérin, milite activement pour « l’union des droites », qui irait de LR au RN voire jusqu’au parti de Zemmour. Les succès de Trump aux États-Unis, de Meloni en Italie apportent de l’eau au moulin de ces partisans de gouvernements aussi réactionnaires qu’autoritaires.

Mais, quelles que soient les solutions politiques que le grand capital réussira à faire surgir pour diriger son État, celles-ci ne pourront s’affranchir des causes profondes qui sapent la démocratie bourgeoise. Le système est dans l’impasse parce que ceux qui dirigent la société n’ont rien à proposer aux classes populaires, sinon toujours plus d’exploitation, d’inégalités et de guerres. Le système capitaliste s’enfonce dans la crise économique parce que les moyens de productions, toujours plus puissants, exigeraient une planification à l’échelle de la planète alors qu’ils sont régis par des capitalistes privés et qu’ils se heurtent à l’étroitesse de marchés nationaux, morcelés et protégés par des Etats rivaux. La concurrence toujours plus vive entre groupes capitalistes engendre une guerre commerciale qui se mène au niveau du monde. La crise politique a éclipsé les annonces de licenciements et de fermetures d’usines, qui se multiplient dans la chimie, l’automobile, le commerce, mais elle ne les a pas supprimés. Confrontés à la guerre commerciale mondiale, pour maintenir et accroître leurs profits, les grands patrons doivent écraser les salaires, faire flamber les prix, licencier et aggraver l’exploitation. Ils exigent que les caisses de l’État soient mises à leur disposition et que le « coût du travail » soit baissé. Dans cette période de crise, d’instabilité politique et d’incertitudes pour la pérennisation de leurs profits, les capitalistes n’ont qu’une seule politique possible : intensifier la guerre de classe.

À cette guerre de classe s’ajoute la mise en condition des classes populaires pour leur faire accepter la guerre que tous les états-majors militaires préparent. Au moment où Lecornu cherche à réduire le budget de l’État de quelque 40 milliards d’euros, il prévoit une hausse de 7 milliards du budget des armées, déjà passé de 32 à 51 milliards entre 2017 et aujourd’hui. Aux budgets militaires en hausse s’ajoute la propagande sur les « menaces russes » et sur la nécessité pour l’Europe de se défendre sans plus disposer du « parapluie américain ». Pour les dirigeants, préparer la guerre, c’est mettre les travailleurs au pas et les habituer à des sacrifices toujours plus grands.

Remplacer une écurie politicienne par une autre n’arrêtera pas cet engrenage mortel. Tous les partis qui aspirent à diriger l’État de la bourgeoisie, le RN et LFI inclus, sont d’accord pour augmenter le budget militaire et mettre l’État à la disposition des capitalistes français confrontés à la concurrence internationale. Rien ne changera dans la société tant que la classe des travailleurs n’affrontera pas la classe capitaliste, en contestant sa domination sur les plus grandes entreprises de production et de distribution, les banques… et son droit à disposer de nos vies.

Les travailleurs, parce qu’ils sont au cœur de la machine à produire, qui les relie les uns aux autres par-delà les frontières, sont les seuls à pouvoir arrêter la course folle du capitalisme. Mais cela suppose qu’ils reprennent confiance dans leur force collective, qu’ils ne se laissent pas entraîner dans le repli national, la xénophobie et la division, qu’ils prennent conscience que leurs ennemis sont les capitalistes qui les exploitent, dressent les peuples les uns contre les autres et détruisent l’environnement. Du fait des trahisons successives des partis et organisations issus du mouvement ouvrier et de leur intégration dans la société bourgeoisie, la conscience de classe des opprimés est très en retard sur celle de leurs exploiteurs et de tous leurs serviteurs, politiques ou intellectuels. Il faut œuvrer à la réimplanter

21 octobre 2025.